Par Jonathan David
En cette belle saison estivale, l’occasion est parfaite pour sortir l’archiviste de son sous-sol, de sa voute, de son fouillis à environnement « contrôlé », et de lui donner un peu de lumière naturelle. Autrement dit, le faire passer du blanc verdâtre au bronzé ! Et si vous êtes toujours à vous interroger sur le livre de poche que vous apporterez à la plage cette année, L’archiviste dans la cité : un ver luisant est le livre qu’il vous faut. Paru plus tôt cette année, cet ouvrage est une bouffée d’air frais – même si son concept premier est de raconter le quotidien des archivistes à partir d’un vocabulaire riche en métaphores… disons souterraines !
C’est effectivement en faisant appel à tous nos sens qu’Édouard Bouyé propose ici une réflexion complexe et fort intéressante à propos de notre métier. Amassant divers exemples, anecdotes, défis et réflexions rencontrées tout au long de sa carrière, Bouyé vise à nous raconter le quotidien de l’archiviste à travers une narration à la fois instructive et fort divertissante. L’humour n’y est jamais gratuit ; il est à chaque fois le support à une meilleure compréhension des différents défis auxquels nous avons à nous adapter au quotidien. L’ouvrage se veut donc être le témoignage d’un archiviste en pleine action, au combat.
L’anecdote et l’authenticité : la relation connaissance/pratique terrain
D’abord, j’aimerais ici insister sur le terme anecdote, puisqu’il me semble être au cœur de l’ouvrage de Bouyé, qui adopte l’apparence d’un essai plutôt convivial en se démarquant de la rigidité des manuels d’archivistique. Si l’ouvrage en contient un bon nombre, c’est selon moi dans le but de démontrer sa « force de frappe », soit la puissance de sa méthode et la richesse de l’information qu’elle peut contenir. Au-delà des doctrines rigides et des méthodes d’enseignement plus conventionnelles, l’anecdote semble être un médium qui colle bien à notre époque postmoderne, car sa première qualité est d’être authentique.
« Authentiques, elles nous font pénétrer, mieux que de longues dissertations, dans le vif des hommes, des mœurs et des choses (p.35) ».
On peut en dire de même des archives. « L’archive rattrape toujours par la manche celui ou celle qui s’évaderait trop facilement dans l’étude de formulations abstraites et de discours sur. Il ne s’agit pas de ressusciter les morts du papier où ils gisent, mais de manifester leur énigmatique présence (p.84) ». Selon A. Farge (Le gout de l’archive, 1989) : « les mots deviennent événements : ce sont eux le sujet de la lecture d’archives, et non pas l’histoire qu’ils racontent où qu’ils occultent. (…) une manière d’être, sans façon, sans apprêt. (p.85) ».
L’archiviste, un être sympathique et empathique
Bouyé décrit notre métier comme un travail à la fois solitaire et collaboratif, à la fois intellectuel et manuel (p.20). D’un côté, l’archiviste fait « des piles et des tas », pour reprendre le titre d’un chapitre. « L’archiviste qui feuillette des papiers, fronce les sourcils, déplace des papiers, grommelle, sourit. Classer, c’est être seul avec le fonds, entretenir une relation personnelle avec lui. (p.21) ». La solitude, la concentration et la patience sont des qualités qui font des archivistes « de redoutables traqueurs d’indices, chasseurs de signes et d’insignes (p.22) ».
D’un autre côté, Bouyé nous démontre qu’être archiviste, c’est avant tout un métier de rencontre et d’écoute. Par rapport à une double relation : une relation (amoureuse ?[1]) entre l’archiviste et son fonds, puis une relation « à la clientèle ». L’archiviste répond… et parfois soulage les questionnements de sa clientèle. Soulager, un terme trop excessif ? L’archiviste se rapproche-t-il d’un prêtre ou d’un psychanalyste ? Ce qui est certain – et Bouyé cite plusieurs cas en exemple pour soutenir son propos – c’est qu’on peut parler d’un besoin de vérité. Ce type d’usage, il propose de le nommer « existentiel », ce qui fait sens à mon avis. L’information contenue dans une archive permet parfois de faire un deuil, de se débarrasser d’un doute, de clarifier un secret de famille, de valider une vérité (p.15). Et à lui seul, le mot de la fin permet d’évaluer l’importance du travail de l’archiviste :
« Les archives, c’est parfois ce qui demeure quand tout le reste a sombré (p.19) ».
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J.D. Je souhaite d’abord revenir sur le titre de votre livre. Qu’on soit archiviste ou non, il semble à première vue un peu provocateur! Mais après la lecture de quelques pages, on comprend que ce titre colle bien au contenu; vous utilisiez dans l’ensemble de votre texte un vocabulaire qui relève fréquemment du champ lexical relié au souterrain; la bestiole, la moisissure, l’humidité, la cave, etc. Pourquoi avoir choisi de partir de l’obscur et du ténébreux pour nous expliquer le métier d’archiviste?
E.B. Plutôt que d’éluder les lieux communs, je préfère les prendre à bras le corps. Il y a des archivistes qui disent : « Il n’y pas de poussière », « Nous faisons un métier de grand air au grand jour », « On ne voit jamais de bestiole ». Personne n’est dupe : ni les archivistes, ni ceux qui s’interrogent sur notre métier. Il vaut mieux mettre d’emblée les rieurs de son côté…
J.D. Vous soulignez que dans notre société hyper-mnésique et amnésique, l’utilité de l’archiviste est constamment remise en cause. Il est possible que certains d’entre-deux aient de la difficulté à trouver sommeil la nuit, préoccupés à s’alarmer à propos du jour où ils seront avantageusement remplacés par une arborescence ou un moteur de recherche. À la lecture de votre livre, je retiens que l’archiviste doit cesser ses lamentations; il doit sortir de la nostalgie des étés d’antan et de se préoccuper un peu plus de la manière dont il s’y prendra pour reconnecter avec le public. Est-ce bien cela?
E.B. La lecture de rapports ou d’articles de presse décrivant les incroyables pertes d’information dans des organisations voire même dans la filière nucléaire, montre que nous avons encore une utilité dans les entreprises et les administrations. Il est plus rentable de payer (mal) un archiviste que de reconstituer des informations perdues. Quant au public, il a soif de contact humain, de tutoriels qui ne soient pas des robots, de lieux d’échanges sur la recherche et les trouvailles qui ne soient pas des forums. Numériser les archives et la recherche, c’est nécessaire, mais pas suffisant. Les démarches proactives de l’archiviste en direction du public sont toujours bien accueillies.
J.D. Vous réservez tout un chapitre à la lecture publique d’archives. Pourquoi donner autant d’importance à ce type d’interaction plutôt qu’un autre?
E.B. D’abord parce que la lecture personnelle à voix basse ne représente que la moitié des voies d’accès aux textes. A fortiori s’il est écrit dans une graphie difficile d’accès. Au reste, de plus en plus d’acteurs de théâtre sont aussi des lecteurs, à voix haute, de toutes sortes de textes. Mon expérience, c’est que les textes lus à voix haute en public et contextualisés correctement portent parfois plus que lorsqu’ils sont lus à voix basse par chacun. Enfin parce que c’est une mise en valeur à la portée de toutes les bourses ; et que la bourse d’un archiviste est rarement pleine. Que l’archiviste se fasse lecteur, ou comédien (cela s’apprend comme le reste), et il met en valeur ses archives à peu de frais.
J.D. Votre livre propose une belle variété d’anecdotes et de rencontres avec différents types d’utilisateurs que vous avez accompagnés dans leurs recherches et questionnement tout au long de votre carrière. Le choix de présenter ces moments est, selon moi, le moment fort de votre livre, car ils permettent concrètement de mieux peser l’importance du « facteur humain » dans la relation avec l’utilisateur. Vous semblez considérer l’écoute comme une des qualités principales nécessaires à l’exercice des fonctions de l’archiviste?
E.B. Tout comme c’est la qualité principale de l’architecte, du graphiste, du prêtre, de l’artisan, du politique, de l’agent public en général… Si l’on veut servir le public, il faut se mettre à son écoute, pour créer, sinon une sympathie (à laquelle nul n’est tenu), du moins une empathie ; c’est-à-dire se mettre à la place de l’interlocuteur, se figurer son horizon mental ou idéologique, ses souhaits, le ressort de sa motivation, etc.
J.D. Vous dites quelque part qu’en étant à l’écoute des demandes de vos utilisateurs, vous avez découvert ce que vous appelez un usage psychologique ou existentiel : « L’information contenue dans les archives permet de faire un deuil, de se débarrasser d’un doute, (…) de clarifier un secret de famille (p.15) ». Pouvez-vous préciser ce point?
E.B. C’est un point ignoré des manuels d’archivistique, du moins en France. Prenons un exemple. Le maire d’une petite commune rurale du Centre de la France cherchait à savoir pour quel motif sa mère biologique, dont il avait été séparé, avait été condamnée durant la Seconde Guerre mondiale. Il avait une grande reconnaissance pour ses parents adoptifs, mais souhaitait faire la clarté sur la femme avec lequel il entretenait les liens de nature. Il redoutait de découvrir des faits de collaborations avec l’occupant allemand. On a trouvé des condamnations à 15 jours de prison pour des faits de grivèlerie sur des étals de marché : c’était une femme pauvre, et une pauvre femme. Pas une collaboratrice. Le maire avait besoin de cette information pour préciser l’idée qu’il se faisait de la femme qui lui avait donné la vie. C’est ce que je propose d’appeler un besoin existentiel ou psychologique d’archives.
J.D. Vous soulignez l’importance de la narration dans notre travail, que ce soit à l’externe ou à l’interne du côté service à la clientèle, mais également dans notre relation avec la direction. Mieux vaut avoir le sens de l’anecdote que de discuter du modèle OAIS?
E.B. On ne convainc aucun directeur, aucun usager, aucun producteur d’archives en déroulant les dizaines de normes qui régissent, par exemple, l’archivage électronique. En France, ce mur de normes déroute et décourage les éditeurs potentiels de Systèmes d’archivage électronique. Lorsque l’on s’interroge sur ce qui a motivé une décision politique de lancer un programme ambitieux en matière d’archives (portail internet, construction de bâtiment, prototype d’archivage électronique), on s’aperçoit que c’est chez les décideurs, un petit fait vrai ou parlant qui était des plus périphériques dans l’argumentation. Les arguments techniques sont donc nécessaires, mais ils ne sont pas suffisants : il faut illustrer, raconter, divertir, même, expliquer à quoi tout cela va servir en donnant des exemples simples et concrets. Ce sont eux qui font mouche. Les Anglo-Saxons appellent cela du story telling. Nos archives regorgent de ces exempla (au sens qu’on leur donnait au Moyen Âge dans la prédication*). C’est un « truc » rhétorique d’autant plus indispensable que l’OAIS est une matière aride et austère.
J.D. Un autre pan du travail de l’archiviste qui est traité dans votre essai est ce fameux rapport au temps. La mémoire, c’est quelque chose qui se prépare sur un long moment, et cela consiste également à « faire des piles et des tas ». Vous exposez les différentes étapes et donnez plusieurs conseils pour ne pas se décourager devant une masse importante de documents. L’archiviste doit donc avoir le sens du concret et être bien organisé. Sur le terrain, comment jongle-t-on simultanément avec cette nécessité du travail solitaire et minutieux d’un côté, et de l’autre cette pression pour un service à la clientèle qui vise l’accompagnement personnalisé?
E.B. Le travail de l’archiviste consiste justement dans ce va-et-vient entre le travail solitaire et l’ouverture proactive sur les publics. La familiarité avec les documents, cette rumination parfois longue et ardue avec des documents difficiles fait de l’archiviste qui classe un fonds le meilleur connaisseur au monde de ce fonds unique ; de ce fait, il est le meilleur conseiller possible du public. J’ajoute que cette alternance donne aussi de la variété et du charme à notre travail. Personnellement, j’aurais du mal à faire du classement plusieurs dizaines d’heures par semaines et durant quarante ans ; inversement, on n’est pas un très bon conseiller si l’on n’a pas une connaissance intime du produit. Le travail personnel et solitaire ressource ; les contacts avec les publics permettent de partager le savoir que l’on a accumulé, de le confronter et de l’enrichir avec ce que l’interlocuteur en connaît. On se couche moins inculte chaque soir…
J.D. Vous concluez votre livre en rappelant que les archives sont aussi une force de progrès, non pas seulement un conservatoire, mais également un laboratoire. Comment envisagez-vous la démocratisation de l’accès aux archives grâce aux collections en ligne? Est-ce que la distance de l’écran qui sépare l’archiviste de son utilisateur achèvera d’effacer définitivement la figure de l’archiviste dans la représentation populaire? Retrouvera-t-il l’anonymat de son terrier, non plus illuminé à la chandelle, mais cette fois-ci grâce à la lumière des écrans tactiles?
E.B. Le petit livre dont nous parlons a aussi pour but de montrer aux usagers quel travail se cache derrière les écrans. Certains professeurs d’histoire omettent parfois de se demander comment la data a été collectée, constituée, triée éventuellement, organisée, etc. Or l’historien doit interroger sa source. La data, c’est, étymologiquement, ce qui est donné au public. Derrière l’inventaire imprimé du siècle dernier, derrière l’écran de notre siècle, les archivistes s’activent, et pas seulement sur leur propre écran. Je n’avais jamais lu de livre évoquant l’activité de l’archiviste au quotidien : aussi ai-je décidé d’en écrire un…
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*Les recueils d’exempla. L’exemplum est un récit, une historiette ou une fable donnée comme véridique et destinée à être insérée dans un discours, en général un sermon, pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire qui a valeur d’exemple. Source : classes.bnf.fr/echecs/histoire/exempla.htm
[1] Voir à ce propos un excellent billet de François Cartier sur le blogue Archives 21 : « Tomber en amour : Le syndrome de l’attachement archivistique ».
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