Numérique

Vu, lu, su. Entretien avec Jean-Michel Salaün

Par Jonathan David, responsable du blogue Convergence

Que le web ait profondément transformé nos institutions documentaires, il n’y a aucun doute là-dessus. Néanmoins, une étude détaillée de ces changements profonds nous en révèle davantage sur nos relations avec l’information et le savoir, et notamment sur nos pratiques en matière de recherche et de lecture.

Un petit livre fort intéressant est paru en 2012 à ce sujet: Vu, lu, su. Les architectes de l’information face à l’oligopole du Web. On y observe le web sous l’angle documentaire, plus précisément de l’histoire du document. En tant que média, le web exerce une médiation sur les trois dimensions suivantes: la forme, le contenu et la fonction de transmission. C’est par ces trois chemins que l’on pourra mesurer l’ampleur de l’influence du web sur nos pratiques documentaires.

Pour en savoir davantage sur le sujet, je m’entretiens avec l’auteur, Jean-Michel Salaün.

J.D. – Votre livre propose d’analyser le web à la lumière de la place qu’il occupe dans l’histoire du document. Pour ce faire, vous revenez sur ses grandes institutions (notamment la bibliothèque) et ses différentes mutations. Cette histoire dévoile la similitude du web avec les précédentes tentatives « globales » d’organisation documentaire systématique. Sur quel(s) plan(s) s’en rapproche-t-il ?

J-M.S. – On retrouve dans le web de nombreuses caractéristiques communes aux institutions documentaires. En base-arrière les ressources sont indexées, classées (et même copiées et conservées dans les centres de données) pour pouvoir être retrouvées facilement. En face-avant, l’internaute navigue au travers des ressources, comme le lecteur flâne dans la bibliothèque ou interroge un moteur de recherche comme il consulterait un catalogue de bibliothèque. Tim Berners-lee l’inventeur du web ou les fondateurs de Google se sont explicitement inspirés du modèle de la bibliothèque. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, a, lui, copié les albums de portraits des étudiants, un autre outil documentaire rassemblant et classant des personnes, les « documentarisant ».

J.D. – Vous parlez de « réingénierie documentaire» pour caractériser l’influence du web sur notre manière de penser la production et la diffusion des documents. En quoi se distingue-t-il des modèles antérieurs présentés à la question précédente?

J-M.S. – Mais, évidemment, le web n’est pas une bibliothèque ni un centre d’archives, d’abord parce qu’il n’est pas un lieu où se manipule et s’échange des objets matériels, mais aussi parce que les objets numériques autorisent des formes d’indexations et de calculs jusqu’ici inédites. Ainsi, on peut de n’importe quel endroit avec un terminal connecté naviguer à l’intérieur des documents et les algorithmes permettent des découpages, des rapprochements, des comparaisons, des transpositions jusque-là quasi-impossibles sinon aux prix d’efforts couteux.

Du côté de la base arrière, la différence est aussi considérable. On est passé brutalement d’une organisation artisanale ou manufacturière où une armée d’indexeurs ou de magasiniers classait et rangeait des documents à des centres de données couplés à des robots qui parcourent inlassablement le web. C’est un changement radical d’échelle documentaire.

Ces changements soulignent aussi une inversion de la logique de l’ordre documentaire. D’une organisation hiérarchique, décrite notamment par Paul Otlet, partant des auteurs qui pensent le monde et le décrivent, l’expliquent, en témoignent ou le racontent sur des documents, passant ensuite aux professionnels de la documentation qui les récoltent, les indexent et les classent pour arriver aux lecteurs qui les retrouvent et les consultent, nous sommes passés aujourd’hui à un ordre où ce qui prime est l’abondance de documents existants ou se construisant sans relâche. La priorité n’est plus la collecte mais l’accessibilité, et la lecture n’est plus un enregistrement passif, mais une transformation pour configurer un document ou un ensemble de documents personnalisés par l’internaute dans l’échange avec le système ou avec d’autres internautes.

J.D. – Votre livre aborde la question de l’émergence d’un néodocument. Puisque le document désormais numérique « n’est plus qu’un ensemble de signaux dans un vaste flux », doit-on revoir en profondeur notre définition de la notion de document ?

J-M.S. – La notion de document est relativement récente à l’échelle de l’histoire a fait l’objet de nombreux débats, notamment depuis l’arrivée du numérique qui l’a ébranlée. En m’inspirant de R. T. Pédauque et de Ranganathan, j’ai suggéré la définition suivante :

Un document est une trace permettant d’interpréter un événement passé à partir d’un contrat de lecture. Dans la plupart des cas cette trace a été enregistrée sur un support, pour une manipulation physique facile, un transport dans l’espace et une préservation dans le temps.

Reste que la notion de document est peut-être de moins en moins pertinente dans le contexte actuel, ce qui interroge notre rapport à l’histoire et à la vérité, comme le montrent les polémiques de plus en plus nombreuses sur le web.

J.D. – Je vous cite, « Un document ne serait finalement qu’un contrat entre des hommes dont les qualités anthropologiques (lisibilité – perception), intellectuelles (compréhension – assimilation) et sociales (sociabilité – intégration) fonderaient une part de leur humanité, de leur capacité à vivre ensemble. » (p.30). Si l’acte de communiquer est au cœur du document, c’est donc dire que la forme qu’il prendra suivra nécessairement l’évolution des techniques de communication?

J-M.S. – Cela a toujours été le cas dans toutes les dimensions de ces techniques, depuis l’art oratoire, les arts, l’écriture, le cinéma, la radio, les disques, la TV, l’audiovisuel et aujourd’hui toutes les facettes du numérique. Chaque fois de multiples contrats de lectures adaptés ont été construits entre les producteurs et les destinataires.

J.D. – Le cœur du programme proposé par votre ouvrage est le triptyque VU, LU et SU. Je propose donc une question sur chacune de ces dimensions. Le « VU » représenterait d’abord la capacité du document à être vu. Le web offre de nouvelles formes d’autorités en la matière, et les différents filtres (de recherche, de recommandation) suivent une logique de marché (commandité) ou de réseaux d’affinités. Diriez-vous qu’avec le web, la capacité à rejoindre un document s’est facilitée ou au contraire complexifiée?

J-M.S. – La tâche des designers, des architectes de l’information (qui sont les bibliothécaires et archivistes du nouvel ordre documentaire), est de simplifier l’accès à l’information. A l’évidence, ils y ont pour une bonne part réussi, notre information est infiniment supérieure à celle de nos ancêtres. Reste que la mise en évidence des documents s’opère selon une logique qui en laisse toujours un grand nombre dans l’ombre. Et surtout une part de la population reste à l’écart des ressources numériques, faute d’accès ou de compétences.

On a toujours besoin de médiateurs, en amont pour la mise en valeur et le repérage des documents négligés ou enfouis et en aval pour l’éducation et l’aide à la navigation, voire la substitution pour les publics empêchés.

J.D. – Concernant le « LU », le numérique a fortement transformé nos façons de lire. Peut-on dire que sur le web on navigue et consulte plus qu’on ne lit vraiment?

J-M.S. – On lit différemment sur le web que sur un livre papier, mais on peut aussi lire ou même écouter un livre sur le web. Pourtant la pratique de lecture du web, son contrat de lecture dominant est différent en effet. Il s’agit d’une pratique active où l’on passera d’un document à l’autre par les liens au fil de la lecture pour approfondir un sujet ou se laisser porter par une émotion, une sollicitation ou encore réagir en répondant à un message ou en laissant un commentaire sous une opinion. Cela peut-être pour le travail, comme pour le loisir. Je dirais qu’on lit différemment, pour le meilleur, par exemple la confrontation des points de vue, la vérification des faits, ou le pire, l’enfermement dans sa bulle ou l’étourdissement. Mais je ne dirais pas que les contrats de lectures précédents, sur l’écrit ou sur la TV par exemple, étaient forcément meilleurs.

J.D. – Le « SU » nous renvoie aux différentes médiations qui teintent le parcours du document, de sa création jusqu’au moment où nous l’avons sous la main (ou plutôt sous nos yeux). Quels sont les impacts du web quant au contexte de diffusion et de réception d’un document?

J-M.S. – La troisième dimension du document a aussi été transformée et cette transformation n’est pas terminée. La médiation sur le web est aujourd’hui pilotée par les algorithmes, les données et métadonnées. Ces systèmes sont en évolution rapide sous la poussée de l’avancement de l’intelligence artificielle.

Nous allons vers une personnalisation de plus en plus grande des ressources proposées à, ou construites par, l’internaute. D’un autre côté, la connaissance de plus en plus fine des procédés en cours a facilité l’émergence de nombre de stratégies opportunistes, commerciales ou politiques, visant à mettre en avant telle ou telle ressource au gré des intérêts.

Enfin la documentarisation des humains, via notamment les réseaux sociaux, renforce la tendance au contrôle et à la surveillance généralisée déjà en germe dans les Etats modernes.

J.D. – Dans les dernières années, l’économie du document s’est totalement transformée. Sur le web, les principes d’un accès universel et de la gratuité de l’information sont très présents. D’un l’autre côté, l’hyper concentration des maisons d’édition et des outils de recherche font que les documents circulent de manière restreinte. Selon vous, lequel de ces deux modèles risque de l’emporter? Est-ce que le web offre plus de possibilités de découverte que, par exemple, la bibliothèque?

J-M.S. – La bibliothèque, comme le centre d’archives ou encore le musée, sont les médias du temps long où on peut au calme retrouver, consulter, vérifier, admirer ou emprunter des documents du passé. C’est leur contrat de lecture, à l’opposé des médias plus récents et en particulier le web, qui surfent sur l’éphémère.

Contrairement à beaucoup d’observateurs éminents, je ne crois pas que les GAFA soient en rupture avec le web des origines, je pense plutôt qu’ils en sont la continuité et que la concentration était contenue dans la logique de l’architecture du web. L’accès est toujours universel et la gratuité toujours largement présente. Mais les principales firmes sont confrontées à la responsabilité politique, au sens fort, issue de la puissance acquise sur l’accès au document et la taille de la population touchée. Dans le nouvel ordre documentaire, les règles éthiques sont à reconstruire et, pour le moment, les moyens de cette reconstruction restent incertains. Les dérapages, hésitations, revirements sont nombreux. A la fin du 19e siècle les journaux qui s’étaient industrialisés étaient aussi incertains sur le contenu de leurs informations. Il y a peut-être un parallèle à faire.

J.D. – La compétition pour capter notre attention s’est accentuée. Vous alléguez à ce titre qu’« il faut trouver le juste prix que le lecteur ou le spectateur sont susceptibles de dépenser en temps, argent ou énergie pour accéder à l’information ». Est-ce que le web a engendré un public « paresseux » qui fonde sa consommation culturelle et informationnelle uniquement sur les différentes médiations et autres systèmes de recommandation? Est-il encore possible de se laisser surprendre par des documents inattendus?

J-M.S. – Je ne crois pas vraiment que nous soyons aujourd’hui plus enfermés dans une bulle informationnelle qu’autrefois. Les systèmes de recommandation doivent être mis en balance avec le très fort élargissement du choix. Sans eux, notre capacité cognitive exploserait peut-être. Sans doute la concurrence sur notre attention s’est fortement accentuée, mais il ne faut pas, non plus, sous-estimer notre libre arbitre.

La loi de puissance a toujours été la distribution dans les systèmes documentaires : une demande concentrée sur un très petit nombre de documents et, en même temps, éparpillée sur un très grand nombre. C’est valable sur le web, comme dans les bibliothèques ou dans toutes les industries culturelles.

J.D. – Vous dites dans votre livre que le marché de l’attention a inversé le sens de l’affichage publicitaire; la commandite ne suit plus dorénavant  le parcours du document (avec un type de public cible) mais plutôt un lecteur (avec des préférences personnelles). Qu’est-ce que cela signifie pour l’économie documentaire?  Est-ce que ce phénomène vous inquiète, ou au contraire est-il prometteur?

J-M.S. – Cela modifie le document lui-même qui est reconstruit par le lecteur en fonction de son parcours. Ce processus est adapté à une société plus en interaction, mondialisée et éduquée.

Mais j’ai deux inquiétudes :

  • la valeur économique est captée par ceux qui maîtrisent ce processus de médiation. Ils se trouvent aujourd’hui dans une position dominante, source de nombre d’abus, sans que les lois ou la volonté politique ne soit là pour modérer leur pouvoir ;
  • les Etats sont tentés d’utiliser le pouvoir de contrôle sur cette personnalisation pour renforcer leur autorité sur les populations, soit dans un réflexe policier, soit pour orienter les comportements, au détriment d’une démocratie plus ouverte et contemporaine.

***

Pour en savoir plus :

Jean-Michel Salaün, Vu, lu, su. Les architectes de l’information face à l’oligopole du Web, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, 151 p., ISBN : 978-2-7071-7135-1.

Le livre est disponible gratuitement en version intégrale ici

À voir : Jean-Michel Salaün – Une approche documentaire du Web

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s