Par Anthony Marcoux, étudiant à l’EBSI
Aussi loin que ma mémoire s’étend, je n’ai aucun souvenir de mon grand-père avant sa maladie, avant l’Alzheimer. Il est mort en 2003, après nombres d’années vécues dans un CHSLD. Je n’avais pas douze ans et j’étais déjà confronté à mon rapport avec la mémoire. Une peur m’habitait, celle de l’oubli. La mémoire est un élément clé dans la formation d’une identité, qu’elle soit individuelle ou collective. Cette peur d’un jour oublier qui je suis faisait en sorte que je conservais toutes les traces manuscrites que je laissais derrière moi : correspondances, cartes de souhait, lettres, textes personnels, dessins, etc. Je n’avais pas de plan, me contentant de tout conserver dans des boîtes, sans ordre précis, me disant qu’un jour je voudrais tout relire. Cette obsession que j’avais pour la conservation d’informations personnelles, je la partage avec toute l’humanité : « L’information a tellement pris d’importance à ses yeux [l’être humain] qu’il a senti le besoin de la consigner sur un support, d’en garder trace. C’est ce qui a donné naissance à […] l’information consignée » (Couture).
Les années ont passé, et consigner les documents manuscrits ne suffisait plus. J’ai laissé multiples traces sur le web, et j’ai fini par m’intéresser aussi à mes archives numériques. Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet personnel, je ne savais même pas ce qu’était un fonds d’archives. Tout ce qui m’intéressait, c’était de repérer, classer et conserver les traces que j’avais laissées derrière moi tout au long de ma vie. C’est devenu une sorte d’obsession, et je me suis retrouvé à jongler mentalement avec certains concepts.
Mémoire individuelle vs mémoire collective
La plupart des articles que j’ai lus préalablement à l’écriture de cet essai mettaient l’accent sur la mémoire collective : « Les archives, qui existent depuis la nuit des temps, représentent notre mémoire collective » (Bellefeuille et Favreau). La BAnQ identifie plusieurs types d’archives : gouvernementales, judiciaires et civiles. Les archives gouvernementales représentent la mémoire de l’État : « Ces archives sont indispensables pour comprendre les grands courants de pensée et les mouvements d’idées qui influencent le cours de nos vies » (BAnQ). Les archives judiciaires permettent de mettre en perspective l’évolution d’une société et donnent accès aux événements qui ont résonné dans la population de cette dite société, trouvant parfois leur place dans les œuvres littéraires, au cinéma et autres médiums. Enfin, les archives civiles se concentrent sur l’individu et la famille : « Ces archives touchent directement chaque citoyen désireux d’en connaître davantage sur ses origines, ses ancêtres, son histoire familiale » (BAnQ).
S’il est vrai que c’est par l’histoire collective que l’individu se forme une identité, cette identité est secondaire (culturelle) et ne reflète pas chaque personne. Dans le cercle littéraire, il est commun de penser l’inverse : par une histoire personnelle, il est possible d’atteindre l’expérience humaine universelle. L’histoire d’un individu contient des éléments partagés par bon nombre de gens. Les traces qu’on laisse de façon analogique et numérique ne concernent pas que nous, mais aussi les gens que nous avons côtoyés. Lors du traitement d’un fonds d’archives personnelles, il est possible d’extraire des informations secondaires : indices temporels, culturels, etc.
Mémoire interne vs mémoire externe
La mémoire interne représente la mémoire « réelle », celle qui se trouve dans notre cerveau, dans nos muscles et même dans nos gènes. Le corps humain a une capacité de stockage de mémoire qui peut surprendre, mais sa fiabilité est faible. Quand une information est consignée sur un support, elle devient mémoire externe et peut être exploitée autant par le propriétaire de cette mémoire réelle que par d’autres intéressés : « Ces documents laissent des traces et servent de preuves afin de documenter un moment ou une action passée. » (Bellefeuille et Favreau). Les archives permettent donc un stockage supplémentaire de mémoire, en plus de servir de preuve. Lorsqu’on parle de preuve, on parle bien sûr d’information objective. La mémoire interne est subjective, sujette aux altérations, aux oublis, etc. L’information consignée ne change pas, elle. Le sens qui peut en être produit va bien sûr varier de la personne qui l’analyse, ou de l’époque à laquelle l’information est traitée. Mais dans tous les cas, si l’information est authentique et exploitable, elle est une trace réelle de l’existence d’un individu et de son contexte de vie.
Au niveau des organismes, la production de documents est excessive et n’offre que peu d’intérêt historique (5 à 10%). L’intérêt est surtout porté sur l’utilité fonctionnelle et légale de l’information dans les opérations courantes. Mais au niveau personnel, presque toute trace laissée derrière un individu peut constituer une donnée potentiellement exploitable. Dans le cas de cet essai, l’exploitabilité relève surtout de l’histoire personnelle d’un individu.
Tout élément iconographique, textuel ou auditif peut permettre de déclencher une chaîne d’associations dans la mémoire interne. Ce phénomène permet de forcer des souvenirs oubliés à refaire surface, même si on ne sait pas d’avance quel souvenir reviendra en regardant une photo, en lisant un texte ou en écoutant une chanson.
Mémoire organique vs mémoire organisée
Mais que faire avec ces données? Si le contexte est bien établi, il est aisé de faire survenir des souvenirs par association. Éparpillée, l’information peut devenir mésinformation, d’où l’importance de traiter la mémoire externe. Étant donné que les archives se génèrent organiquement dans l’exercice des fonctions quotidiennes d’un individu, elles « se présentent comme une masse abondante, comme un objet multiforme – documents papier, visuels, sonores, informatiques ou autres » (Couture). Les archives sont des enregistrements externes mais organiques, dispersés dans multiples supports qui ne sont pas toujours organisés. Supposons qu’un individu a de la difficulté à se représenter sa ligne du temps, et qu’il décide de fouiller dans ses papiers pour « reconstituer un événement ou une trame d’événements reliés » (Couture), l’état organisationnel de son fonds d’archives déterminera s’il lui sera facile ou laborieux de retrouver ce qu’il cherche. L’information n’est donc pas utile si elle n’est pas « traitée », puisque des papiers dispersés ne sont pas plus fiables que la mémoire interne. C’est pourquoi les archives sont d’abord du matériel brut (des données exploitables) avant de devenir mémoire externe fonctionnelle.
Pour permettre l’exploitabilité des archives personnelles, il faut d’abord rassembler le fonds et l’organiser. Pour ce faire, les outils de travail archivistiques utilisés par les organismes peuvent être utilisés à plus petite échelle par un particulier. Une fois classifié, et préférablement numérisé, le fonds d’archives devient exploitable, et permet de fabriquer une ligne du temps complexe et détaillée. Cette « timeline » permet de mieux comprendre le parcours d’un individu, et offre aussi une idée sur la vie des individus dans sa société et son époque. Il est même possible de voir l’évolution technologique, par exemple les appareils utilisés par un individu pour les photos, vidéos, etc.
Mon projet de « Timeline ».
L’état organisationnel de la mémoire externe affecte directement la mémoire interne d’un individu. S’il organise son fonds d’archives et qu’il traite ses données, il assure d’abord la conservation à moyen-terme de sa mémoire pour son utilisation personnelle et la conservation à long-terme pour l’utilisation historique. Mais il acquiert également une synthèse de son parcours plus approfondie. Mon projet de « timeline » est donc un outil qui permet de mettre en contexte des informations personnelles. L’idée est simple : permettre d’organiser la mémoire externe, et donc par le fait même d’organiser la mémoire interne (voir tableau 1). L’objectif est d’approfondir la connaissance de soi-même et de son parcours (ou d’en apprendre sur la vie d’un citoyen ordinaire à une époque donnée, dans une société donnée, si le fonds d’archives traité a survécu à l’épreuve du temps).
La première étape est de rassembler les données analogiques et numériques. On parle donc d’écriture manuscrite, dessins, photographies, vidéos, agendas, publications en ligne (réseaux sociaux, blogs, forums, etc.) : « La variété des supports de l’information [ont] proliféré à un rythme effarant au cours des dernières années, rendant le recours à l’informatisation pratiquement obligatoire pour en effectuer le traitement et la dissémination » (Couture). Je recommande donc la numérisation de tout document sur un support analogique. La deuxième étape est de classifier et d’organiser l’information. Une fois que le fonds d’archives est exploitable, la troisième étape est de créer une feuille de calcul.
La feuille de calcul permet la création d’un tableau à deux axes. L’axe vertical représente la ligne du temps (par année ou par mois), et l’axe horizontal représente les éléments importants aux yeux de l’individu. Par exemple, on peut y mettre : adresses habitées, croyances religieuses, scolarité, travail, relations amoureuses, voitures, etc. On peut même y ajouter des éléments comme les supports utilisés pour écouter de la musique, les consoles de jeux-vidéos, les sites web les plus utilisés, etc. Une fois le tableau rempli, l’individu a désormais accès à deux perspectives sur sa vie : La perspective horizontale représente le Zeitgeist d’une année ou d’un mois : « Le Zeitgeist est un terme allemand signifiant « l’esprit du temps » » (Dictionnaire LeParisien). Par un simple coup d’œil sur une entrée, j’ai accès à tout ce qui correspond à l’année ou au mois en question (voir tableau 2), ce qui permet d’avoir une idée plus précise de qui j’étais et de ce que je faisais à toutes les périodes de ma vie. La perspective verticale, elle, se concentre sur une catégorie en particulier. Par exemple, je peux prendre la ligne des voitures pour avoir une ligne du temps des voitures que j’ai possédées (voir tableau 3).
Synthèse
Pour faire court, voici la logique derrière ma pensée : la mémoire interne est organique et chaotique de par sa nature humaine. La mémoire externe se présente également d’abord sous forme organique et chaotique, mais il est possible de l’organiser afin de la traiter. Une mémoire externe organisée signifie par la suite une assimilation ordonnée dans la mémoire interne. Au niveau public, le fonds d’archives d’un individu peut offrir des informations intéressantes sur la vie des citoyens ordinaires d’un lieu et d’une époque, à condition qu’elles soient conservées : « Si la culture, dit-on parfois, est ce qui reste quand on a tout oublié, alors les archives occupent une grande place dans ce « ce qui reste ». Elles sont – ni plus ni moins – la mémoire de l’humanité » (Couture). Mais aussi la mémoire de l’individu!
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* Ce texte est une version révisée et augmentée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 – Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’automne 2019 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.
Notices bibliographiques :
BAnQ. (s.d.). Les archives civiles, un héritage unique. Repéré à http://www.banq.qc.ca/archives/entrez_archives/differents_types_archives/civiles
BAnQ. (s.d.). Les archives gouvernementales, la mémoire de l’État. Repéré à http://www.banq.qc.ca/archives/entrez_archives/differents_types_archives/gouvernementales/index.html
BAnQ. (s.d.). Les archives judiciaires, source de l’imagerie populaire. Repéré à http://www.banq.qc.ca/archives/entrez_archives/differents_types_archives/judiciaires/
Bellefeuille, Julie. Favreau, Stéphanie. (2017). Les archives, notre mémoire collective. Histoire Québec, Vol. 22 (No. 3), p. 19-22. Repéré à https://id.erudit.org/iderudit/84309ac
Couture, Carol. (1995). Les archives, miroir de la société, mémoire de l’humanité. Archives, Vol. 27 (No. 2), p.17-24. Repéré à https://www.archivistes.qc.ca/revuearchives/vol27_2/27-2-couture.pdf