Types : audiovisuel

Les archives et la création artistique dans l’univers cinématographique

Par Mathieu Paradis, étudiant à l’EBSI, Université de Montréal

Selon Annaëlle Winand, le travail des artistes sur les archives permet de mettre en lumière des caractéristiques parfois oubliées par le travail des archivistes1. Elle se penche sur le cas du cinéma de réemploi pour démontrer les apports qu’une vision créative peut apporter à l’archivistique. La chercheuse présente le cinéma de réemploi comme étant : « un ensemble de pratiques qui mettent en œuvre des documents audiovisuels, produits antérieurement à leur découverte, puis réutilisées, en partie ou entièrement, dans un autre contexte filmique ou vidéographique2. La mise en exergue des éléments constitutifs du cinéma de réemploi permet d’affirmer qu’il s’agit des pratiques impliquant la « réutilisation » de documents filmiques dans des contextes variables et surtout maniables. Or, en considérant les implications d’une réutilisation d’images et d’une maniabilité des contextes, une opposition inhérente semble émerger entre le processus de création artistique du cinéma de réemploi et le domaine de l’archivistique. Effectivement, si le document d’archives trouve d’abord sa valeur d’information générale dans la nature organique de sa production, alors comment justifier que son utilisation à des fins créatives semble impliquer la modification de sa nature, de sa signification et de sa valeur ? Y a-t-il dans la pratique du cinéma de réemploi des implications intrinsèquement contradictoires avec le travail archivistique ? Ces interrogations permettent d’illustrer le dilemme qu’implique le processus créatif du cinéma de réemploi dans la sphère de l’archivistique. Il apparaît important de se pencher sur l’utilisation des archives par le cinéma de réemploi : les implications quant à la compréhension des archives, les conséquences des manipulations en ce qui concerne la matérialité des documents et les impacts sur la valeur secondaire des archives autant sur ses portées de témoignage que d’information.

Crédit: Bill Smith. Creative Commons.

En premier lieu, le cinéma de réemploi implique d’abord et avant toute chose la réutilisation. Tout document audiovisuel appartenant au passé peut être utilisé, en intégralité ou en partie, dans le processus de création3. Les archives sont donc soumises à diverses compilations, assemblages, appropriations et recyclages4. Toutefois, la nature organique des archives implique qu’un document ne peut être compris hors de son contexte. En extirpant un document audiovisuel de son contexte de création, on réduit du même coup sa nature d’archives. Conséquemment, il est possible d’utiliser un document d’archives comme matériau primaire à la réalisation d’une œuvre cinématographique en ce qu’il est un document d’abord audiovisuel. Toutefois, l’archive, elle, n’est pas constitutive à l’œuvre. Ainsi un document audiovisuel peut être utilisé pour la production d’un film de réemploi, mais sa nature d’archives n’est pas impliquée. Annaëlle Winand souligne d’ailleurs que l’emploi des documents audiovisuels implique l’affranchissement des contraintes professionnelles propres aux archivistes en sortant l’archive de son contexte5. Toutefois, la compréhension d’un document d’archives nécessite la connaissance de son contexte de production. Sans contexte, l’archive est dénaturée de son utilité scientifique et sociale. Effectivement, Bruno Delmas soutient que l’importance des archives pour la société relève en partie de leurs utilités scientifique et sociale. Or, pour remplir ces utilités, l’archive doit être quelque chose que l’on peut comprendre et auquel on peut s’identifier6. Sans contexte, les archives sont incompréhensibles et il est impossible de s’y identifier. La compréhensibilité d’une archive est relative au contexte de sa production, le cinéma de réemploi n’implique pas le contexte et en ce sens il n’implique pas d’archives. Un document cinématographique interpelle l’archiviste en ce qu’il s’inscrit dans un large contexte de production de façon organique : « What this means for the archivist is that he must cast his acquisition net wide enough to pull in all the diverse materials that these different arts bring to film – scripts and scenarios, costume sketches and set blueprints, production photographs and lighting charts, musical scores and recordings, animation drawings, titles designs, and so forth7. » L’utilisation d’un document audiovisuel dans une compilation de réemploi par exemple, fait fi de tout le contexte dans lequel l’œuvre est réalisée initialement. Il y a donc opposition entre l’utilisation du matériel archivistique dans un processus créatif et dans une démarche propre à l’archivistique qui nécessite fidélité documentaire et vérifiabilité historique8.

En second lieu, le cinéma de réemploi est un ensemble de pratiques qui recourt à de multiples manipulations et interventions auprès des documents. Dès lors, qu’une altération a été opérée sur un document d’archives est-il possible de véritablement parler d’archives. Les archives doivent répondre au principe d’intégrité qui implique qu’elles n’ont pas été altérées. Les artistes de réemploi se servent des archives comme matières de base pour la réalisation de leurs œuvres9. Il demeure que les archives ne peuvent être modelées aux soins de l’artiste tout en préservant leur intégrité. Le film dans sa matérialité est indissociable de son mode de présentation10. Le film faisant partie d’un fonds d’archives est donc un document d’archives parce qu’il est attaché à sa matérialité et son contenu. C’est l’ensemble du film qui forge sa valeur d’archives. Cependant, le cinéma de réemploi dissocie le film de sa matérialité en opérant des modifications. Ainsi, le film servant de matière de base à une œuvre de réemploi devient un tout autre film. Sa matérialité et son contenu sont nouveaux, il ne s’agit plus du document d’archives initial. Alors qu’Annaëlle Winand s’interroge sur la question de la redéfinition de l’archive11, il semble opportun de rappeler que l’archive ne peut être redéfinie en ce qu’elle n’est pas déployée en tant que document d’archives, mais bien en tant que document audiovisuel. Lorsqu’il se penche sur les avancées du domaine de la restauration cinématographique, Steven Ricci souligne que les moyens techniques actuellement déployés pour projeter des images en mouvement arrivent difficilement à reproduire les effets visuels produits par la technologie d’antan12. Ainsi, si un document audiovisuel est utilisé pour la création d’une œuvre de réemploi sans même impliquer d’altération, sa rediffusion n’est en fait qu’une tentative plus ou moins fidèle de reproduire le document initial. C’est donc dire que si l’intégrité d’un document audiovisuel parvient à être préservée dans un film de réemploi, sa fidélité demeure douteuse.

En troisième lieu, il s’avère utile d’aborder la question de la valeur secondaire des documents d’archives. Un document audiovisuel faisant partie d’un fonds d’archives peut servir de témoignage en ce qu’il renseignera sur le producteur, les acteurs, la technologie déployée, l’époque du tournage, le budget de réalisation et plusieurs autres informations potentielles. De plus, il peut servir de source d’informations de par son contenu même. C’est-à-dire qu’il sera possible de se pencher sur l’énigme, le dénouement, le développement des personnages, le jeu des acteurs et ainsi de suite. Lorsque déraciné de son propre récit, le document audiovisuel appartient à un tout nouveau processus artistique qui élimine toute valeur de témoignage ou d’informations du document originel. En ce qui concerne la valeur de témoignage, le document audiovisuel d’archives renferme un multitude d’informations propres à sa création et non à celle de son réemploi : « With respect to particular motion picture productions, these same documents help reveil the intentions of the film artist, the frustrations that he experienced in the realization of his work, and the extent to which the finished products reflect his original schemes13. » Et ces révélations ne concernent pas seulement le producteur, mais bien tous les artistes ayant joué un rôle dans la création du projet14. Ainsi, tous ces témoignages sont perdus dans le cinéma de réemploi au profit de nouvelles révélations à propos d’un nouvel artiste. Annaëlle Winand affirme que tout document audiovisuel est reconnu comme un document d’archives par les artistes et les chercheurs en ce qu’il s’agit d’une trace du passé15. Peut-être est-il exact de présenter les films de réemploi comme des archives, mais ne s’agit-il pas de nouvelles archives, d’archives courantes ? Après tout, elles n’ont plus rien à voir avec l’artiste original, elles font partie d’un tout nouveau processus créatif, elles ne sont plus historiques en ce qu’elles ont justement été réemployées. En ce qui concerne la valeur d’information, il est impossible d’espérer préserver la signification du contenu d’un document audiovisuel, lorsque transplanté dans une tout autre œuvre. Pour reprendre les mots de Marc Vernet, il ne s’agit pas de documents isolés que l’on peut soumettre à « la fétichisation culturelle16 ». Le film de réemploi est une œuvre nouvelle qui véhicule ses propres messages et qui contient ses propres informations. Conséquemment, le cinéma de réemploi contient bien des informations, mais il s’agit d’une nouvelle exactitude : « Sampling, and by extension remixing, offer a provocative potential for archives to create new works that replace fidelity with a new form of authenticity17. »

Pour conclure, la relation entre les archives et le cinéma de réemploi est complexe. Les archives ne sont pas hors-jeu pour la réutilisation artistique. Présenter la dynamique entre les archives et le cinéma de réemploi comme étant celle d’une opposition mutuelle ne semble pas dresser le portrait représentatif de la situation. La raison d’être des archives est avant tout la diffusion. Il ne fait aucun doute que le cinéma de réemploi est un excellent véhicule de diffusion des archives audiovisuelles. Toutefois, le traitement de documents doit être marqué de la rigueur propre à l’archivistique. La compréhension des archives tout comme la compréhension des œuvres cinématographiques doit passer par une analyse achevée rendue possible grâce à la connaissance des éléments contextuels et matériels des documents. De cette façon, il est possible d’appréhender un film autant qu’un document d’archives, et parfois les deux à la fois, dans toute sa valeur patrimoniale. En ce sens, Annaëlle Winand avait absolument raison, l’art peut apporter à l’archivistique. En revanche, l’inverse est tout autant vrai.

***

* Ce texte est une version révisée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’automne 2018 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.

1 Annaëlle Winand, Regarder les archives depuis les marges : Bilan et perspective les enjeux de l’archivistique au 21e siècle, dans le cadre du cours ARV-1050, présentation du 4 décembre 2018.

2 Ibid.

3 Annaëlle Winand, « Archives et réemploi dans les films expérimentaux », Archives, vol. 46, n˚1 (2016), p. 36.

4 Winand, op cit., présentation du 4 décembre 2018.

5 Winand, op. cit., p. 42-43.

6 Bruno Delmas, La société sans mémoire, Paris, Bourin, 2006, chapitre 1, p. 13-44.

7 Raymond Fielding, « Archives of the Motion Picture : A General View », The American Archivist, Vol. 30, n˚3 (juillet 1967), p. 494.

8 Steven Ricci, « Saving, Rebuilding, or Making : Archival (Re)Constructions in Moving Image Archives », The American Archivist, Vol. 71 (2008), p. 455.

9 Winand, op cit., p. 36.

10 Andres Busche, « Just Another Form of Ideology ? Ethical and Methodological Principles in Film Restoration »,

The Moving Image, Vol. 6, n˚2, 2006, p. 14.

11 Winand, op cit., p. 37.

12 Ricci, op cit., p. 434.

13 Fielding, op cit., p. 493.

14 Ibid., p. 494.

15 Winand, op cit., p. 36.

16 Marc Vernet, « Les archives et le cinéma : ses morts et ses résurrections », La Gazette des archives, n˚173 (1996), p. 250.

17 Ricci, op cit., p. 453.

Bibliographie

Conférence:

  1. Annaëlle Winand, Regarder les archives depuis les marges : Bilan et perspective les enjeux de l’archivistique au 21e siècle, dans le cadre du cours ARV-1050, présentation du 4 décembre 2018.

Monographie:

  1. Delmas, Bruno. La société sans mémoire : propos dissidents sur la politique des archives en France, Paris, Bourin, 2006, 200 p.

Articles de périodiques:

  1. Busche, Andres. « Just Another Form of Ideology ? Ethical and Methodological Principles in Film Restoration », The Moving Image, Vol. 6, n˚ 2, 2006, p. 1-29.
  2. Fielding, Raymond. « Archives of the Motion Picture : A General View », The American Archivist, Vol. 30, n˚3, 1967, p. 493-500.
  3. Ricci, Steven. « Saving, Rebuilding, or Making : Archival (Re)Constructions in Moving Image Archives », The American Archivist, Vol. 71, 2008, p. 433-455.
  4. Vernet, Marc. « Les archives et le cinéma : ses morts et ses résurrections », La Gazette des archives, n˚173, 1996, p. 244-254.
  5. Winand, Annaëlle, « Archives et réemploi dans les films expérimentaux », Archives, Vol. 46, n˚1, p. 35-45.

Laisser un commentaire