Congrès/Numérique

Humanités numériques et archives : le paradigme qui continue d’émerger

Dans le cadre du projet Reporteurs étudiants 2019, nos reporteurs ont eu, entre autres, à rédiger des comptes rendus de conférences. Ce compte rendu a été rédigé par Simon-Olivier Gagnon.

Conférence : Humanités numériques et archives : La longue émergence d’un nouveau paradigme

Conférencier : Frédéric Giuliano, Université McGill

Le 48e congrès de l’AAQ a commencé avec la conférence « Humanités numériques et archives : la longue émergence d’un nouveau paradigme » présentée par Frédéric Giuliano. Sans être une conférence d’ouverture à proprement parler, Giuliano mettait la table pour ce congrès où des archivistes de divers milieux viennent partager autant des expériences professionnelles que des apports théoriques.

Avant d’entrer dans le vif du sujet et de commencer la démystification des « humanités numériques », Frédéric Giuliano s’est délié la langue en nous présentant son travail d’archiviste au sein du service d’archives de l’Université de McGill.

Le propos qu’il a tenu dans sa conférence résume un article du même titre paru dans le dernier numéro de la revue Documentation et bibliothèques. Il a présenté un prisme théorique à travers lequel il nous invite à saisir ce que sont les humanités numériques et il a également présenté une myriade d’exemples qui illustrent les impacts et les possibilités de ce « nouveau paradigme » pour la discipline de l’archivistique.

Afin de situer ce paradigme et témoigner de sa « longue émergence », Giuliano a pris le soin d’historiciser les humanités numériques. Il a rappelé que, depuis trente ans, l’ordinateur personnel et l’Internet bouleversent notre rapport à l’information ainsi que les disciplines dans lesquelles nous nous inscrivons. Archivistes et bibliothécaires, ces professionnels du rapport à l’information sont forcés, soutient Giuliano, « de penser et percevoir différemment leurs collections […] [a]insi, les dépôts de connaissances que sont les centres d’archives et les bibliothèques se transforment graduellement : lieux de conservation et de diffusion de connaissances et de savoirs, ils deviennent aussi des lieux de conservation et de diffusion de données interprétables par l’ordinateur. » (Giuliano, 2019, p.37)

De cette révolution, de la « longue émergence d’un nouveau paradigme », on peut se demander ce que signifie « penser et percevoir différemment » : Comment la fonction de la diffusion se renouvelle-t-elle ? Quel « rapport à l’information » est proposé aux chercheurs et utilisateurs avec les outils informatiques ? Et ce terme que l’on pourrait désigner comme un des mots-clés des humanités numériques, de quelle manière l’information est-elle «spatialisée» ?

Historiciser les humanités numériques

Dans cette conférence, le point de commencement de l’apport des technologies à la pratique archivistique et bibliothéconomique a été fixé à la fin des années 1940 avec le projet du père jésuite Roberto Busa. Ce dernier eut l’idée de recourir à l’ordinateur pour raffiner ses recherches dans l’œuvre de Thomas d’Aquin. En transférant l’information des textes de cet auteur sur des cartes perforées et en générant un index, l’Index Thomisticus a ouvert la voie à de nouvelles modalités de recherche en sciences humaines et sociales.

D’autres outils informatiques, liés au traitement de textes anciens, ont permis de prendre en charge autrement les données d’un corpus et d’en actualiser le rapport à l’information. C’est le cas du Thesaurus Linguae Graecae (TLG) qui permet de faire des recherches dans environ 70 millions de mots de plusieurs textes datant de l’Antiquité – de Homère – jusqu’à nos jours. En variant les exemples, Giuliano a présenté l’apport des humanités computationnelles (humanities computing) : elles permettent de nouvelles formes d’accessibilité aux sources premières, notamment grâce aux liens hypertextuels, contribuent à la démocratisation de leur accès et autorisent aussi différents types de recherche contextuelle.

Le courriel a également été présenté comme un outil électronique qui a eu des effets majeurs sur les sciences humaines et sociales. Tenant cet outil quelque peu pour acquis depuis trente ans, le courriel a permis le développement de listes de diffusion qui ont dynamisé le partage et l’échange d’idées. Giuliano a cité la liste de diffusion Humanist, fondé en 1987 par le professeur Williard McCarty qui est en toujours le principal éditeur. Je me souviens pendant cette conférence d’avoir consulté la page de ce groupe de discussion et de m’être étonné de la citation de Mikhail Bakhtin en exergue de ce projet :  «[T]ruth is not born nor is it to be found inside the head of an individual person, it is born between people collectively searching for the truth, in the process of their dialogic interaction…. » (Bakhtin, 1984, p.110). Cette citation m’a rappelé le rôle de médiateur sémantique que joue l’archiviste. Les questions déclenchent un processus de médiation entre deux interlocuteurs d’un groupe de discussion ou entre un usager et un bibliothécaire ou un archiviste. Comme Bakthin l’évoque, c’est dans le dialogue que chercheurs et usagers identifient les termes de leur recherche et produisent des savoirs.


Une myriade d’illustrations des humanités numériques

Giuliano fait référence à maints exemples de collections numériques d’archives qui sont devenues des modèles dans les années 1980 (The Rossetti Archive, The William Blake Archive) et dans les années 1990 (Dickinson Electronic Archives, The Walt Whitman Archive, etc.). Les humanités numériques amenèrent ainsi un changement dans les modalités d’agencement, de création et de la conception du savoir. Les études auxquelles Giuliano s’est référé soulignent, entre autres, le caractère flexible et personnalisable des nouveaux environnements de recherches archivistiques.

En se référant au projet The visible Archive de Mitchell Whitelaw, Frédéric Giuliano nous invite à penser l’apport des outils numériques pour la spatialisation des fonds d’archives et les modèles de visualisation de données. Autant pour le domaine de la bibliothéconomie que de l’archivistique, la pratique des humanités numériques permet de penser à nouveau la fonction de la diffusion. Avec la longue émergence de ce paradigme qui continue d’être nouveau, l’organisation numérique des archives se restructure avec les façons de travailler qui sont propres aux humanités numériques : numérisation, participation collaborative (crowdsourcing), banques de données, conservation numérique (digital curation), les textes, l’édition, la visualisation, la géolocalisation, les jeux, le code (Poole, 2017). À la fin de cette conférence, une participante a pris la parole pour partager un exemple concret et local qui a été réalisé au Service des archives de la Congrégation de Notre-Dame et Musée Marguerite-Bourgeoys.

Et enfin, comme certains participants de l’auditoire l’ont confirmé, la mise en application de tels projets vient avec des défis de gestion et de financement pour le maintien des outils informatiques. Sans tomber dans le jovialisme d’un nouvel humanisme numérique, Frédéric Giuliano a présenté un état des lieux de la conjonction des termes humanités, numériques et archives.

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Pour aller plus loin :

Bakhtin, M. (1984) Problems of Dostoevsky’s Poetics, trans. Caryl Emerson, University of Minnesota Press.

Giuliano, F. (2019) « Humanités numériques et archives : la longue émergence d’un nouveau paradigme », Documentation et bibliothèques, vol 65, no 2, Avril-Juin, p. 37-46

Granjon, F. (2016). Présentation du dossier : les sciences humaines et sociales au prisme du digital turn. Variations, 19 (2016) doi.org/10.4000/variations.726

Poole, A. H. (2017). The Conceptual Ecology of Digital Humanities. Journal of Documentation, 73(1), 91-122. Repéré à http://www.researchgate.net/publication/311921946_The_Conceptual_Ecology_of_Digital_Humanities

Poole, A. H. (2018). ‘’Natural allies’’ : Librarians, Archivists, and Big Data in International Digital Humanities Project Work. Journal of documentation, 74(4), 804-826, doi.org/10.1108/JD-10-2017-0137

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