Archives et société

Le langage dans les archives à l’ère des nouvelles sensibilités

par Isabelle Marceau, étudiante libre au 2ième cycle à l’Université de Montréal

Les minorités, les groupes sous-représentés et les victimes d’injustices se mobilisent aujourd’hui plus que jamais pour que l’on reconnaisse officiellement les torts qui leur ont été faits, les séquelles psychologiques qui en ont découlé, et pour que soient validées leurs histoires. Les politiques ayant comme mission d’appliquer une justice réparatrice se sont multipliées et des moyens de prévention sont de plus en plus proposés. En conséquence, dans le domaine de l’archivistique, des chercheurs se préoccupent des réactions et du ressenti des utilisateurs d’archives issus de ces groupes lorsque ceux-ci consultent des archives qui les concernent :

« Now, while discussions of trauma are so prevalent in society, is a pivotal and necessary moment for archives to recognize and respond to the trauma in archives. » (Wright, 2021, p. 40).

Effectivement, l’archive a un impact émotionnel sur celui ou celle qui la consulte : en y découvrant son contenu et en manipulant l’objet qu’est l’archive, on en conçoit et perçoit des qualités telles que l’authenticité attestant d’événements passés, ainsi que la valeur de témoignage et de preuve. Ces qualités que l’on considère comme inhérentes aux archives contribuent aux émotions évoquées :

« En effet, qu’elles nous rendent tristes ou qu’elles nous fassent rire, qu’elles nous émerveillent ou qu’elles nous rendent nostalgiques, les archives sont en mesure de nous émouvoir de la sorte parce qu’elles ont la capacité d’évoquer, c’est-à-dire, de rappeler les choses oubliées, de rendre présent à l’esprit (…). » (Lemay, 2012, p. 8).

Puisque la consultation d’archives provoque des émotions, elle peut négativement affecter certaines clientèles, d’où l’intérêt des chercheurs en archivistique qui se questionnent sur le langage retrouvé dans la description de contenu, dans l’archive originale et dans les outils de repérage d’archives. À titre d’exemple, de nombreux « care-leavers » ayant été abusés entre 1950 et 1995 dans les pensionnats en Écosse furent ébranlés lorsqu’ils consultèrent, une fois adultes, des archives témoignant de leur propre passage dans ces établissements; parmi les facteurs traumatisants, on nommait le langage offensant utilisé à leur égard ou à l’égard des membres de leur famille (MacNeil et al, 2018, p. 9).

Pour protéger les utilisateurs d’archives de possibles traumatismes dus au langage retrouvé ou utilisé, des solutions sont proposées, parmi celles-ci la substitution de mots, les avis à propos du contenu, les avertissements de contenu et la suppression de mots. Voici, par exemple, les interventions proposées par le Protocols for Native American Archival Materials:

« “(Tribal name) finds information in this work inaccurate or disrespectful. To learn more contact …” This disclaimer prepares patrons for the offensive terminology without removing the formal title proper (…) Alternatively, the Protocols suggest that archivists can “…provide substitute language (e.g., replace ‘squaw’ or ‘buck’ with [woman] or [man]). An archival institution may determine that certain terms are too offensive to include in the description, regardless of whether it appears in the original record. » (White, 2020, p. 5).

Ce protocole propose d’une part qu’un avertissement de contenu soit utilisé; d’autre part, le protocole permet que certains mots soient omis ou substitués s’ils sont considérés comme étant trop offensants, peu importe si ces mots se retrouvent dans l’archive originale.

Ce type d’initiative en archivistique suit l’air du temps, participant à l’application de mesures préventives et réparatrices envers les victimes. Mais cette initiative coïncide aussi avec l’apparition de ce que sont perçues par plusieurs comme étant des sensibilités exagérées, dont certaines concernent le langage, et définies par les concepts de « culture du bannissement », des « espaces sécuritaires » et des « avertissements de contenu ». Quelques controverses liées à ces concepts ont notamment frappé le milieu de l’enseignement.

Samuel Veissière, anthropologue, psychiatre, et enseignant à l’Université McGill, s’est prononcé avec étonnement et fascination sur ces nouvelles croyances. Selon lui, « il y a vraiment de nouvelles croyances culturelles selon lesquelles les mots et les idées peuvent nous traumatiser (…) » et, ajoute-t-il, « la culture de la censure, des safe spaces et de la surprotection, loin de protéger les étudiants contre les micro-agressions, nuit gravement à leur santé mentale. » (Haché, 2021). Quant à Isabelle Arseneau, enseignante en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université McGill, elle soutient que de repérer le contenu sensible est une tâche subjective qui n’est pas du ressort de l’enseignant, que la liste des contenus s’avérant peut-être sensibles est possiblement infinie et que « l’omission de l’un d’entre eux suppose une gênante hiérarchisation des souffrances ». (Arseneau, 2021, p. 27). En ce qui a trait aux avertissements de contenu (en anglais, les triggers warnings), elle souligne l’effet pervers de ceux-ci :

« Les trigger warnings sont de plus en plus critiqués par les chercheurs œuvrant dans les domaines pertinents (…) la pratique (des avertissements de contenu) prend l’exact contre-pied des recommandations des spécialistes des domaines pertinents, qui ont déjà montré que le traitement le plus approprié pour surmonter un TSPT, la thérapie cognitivo-comportementale, nécessite l’exposition au souvenir douloureux plutôt que son évitement. » (Arseneau, 2021, p. 27).

Puisque les centres d’archives sont fréquentés pour leur caractère informatif et de mémoire – donc, leur valeur éducative –, nous pouvons supposer que ces nouveaux concepts ou croyances aient participé aux réflexions des chercheurs en archivistique. En bout de ligne, même si certaines nouvelles sensibilités sont présentement polarisantes, les recherches en archivistique démontrent que l’archive a un impact émotionnel sur ses utilisateurs : l’archiviste devra donc tenir compte de ces nouvelles sensibilités. Aussi, pour répondre à la position d’Arseneau, quoiqu’il puisse être thérapeutique d’être exposé à un langage ou à des concepts perçus comme étant douloureux, il n’est pas dans la mission, les compétences, ni l’intérêt de l’archiviste de chercher à appliquer un « traitement » aux victimes de traumatismes par l’entremise de l’archive. La mission de l’archiviste est, entre autres, la diffusion des archives dans le but qu’elles soient consultées. Ne souhaitant pas aliéner une partie de sa clientèle, l’archiviste cherchera plutôt à accroître sa réceptivité. Enfin, si le langage est préservé, substitué ou omis, ce sera en réponse à des considérations et objectifs liés à la raison d’être des archives.

Outre le Protocols for Native American Archival Materials, Wright donne l’exemple de la diffusion des archives du projet Find & Connect, en Australie. Ce projet concerne les archives d’enfants ayant vécu sous les soins des institutions, tels que des enfants migrants, des enfants autochtones, des enfants mis en adoption par des familles défavorisées ou encore des « filles-mères ». L’avertissement de contenu utilisé par Find & Connect explique aux utilisateurs le contexte dans lequel furent produites les archives et pourquoi il est pertinent d’en préserver le langage original, dans ce cas-ci, pour révéler les attitudes et mœurs d’une époque et pour faciliter le repérage des archives, car certains lieux et personnes ne sont connus par les utilisateurs que par certains noms, mots ou expressions utilisés jadis :

« In some cases, language we would now consider offensive was used to name Homes or institutions providing out of home care. In these cases, our policy states that we are not removing or changing these. This is how the places were known, and how they will be searched for – and again goes back to revealing the attitudes and policies of the time. To provide further context around this, the web resource also has a Content Warning which is available via a link on any page. This content warning talks generally about content on the site potentially being confronting or disturbing for people, but there is a section specifically about language and how and why original language is sometimes reproduced. » (Wright, 2019, p. 343).

L’avertissement de contenu permet de couvrir un large spectre de possibles sensibilités, il permet de respecter les victimes et d’éviter de les traumatiser de nouveau en leur offrant un choix – celui de consulter ou non une archive – et il peut augmenter la possibilité que des archives soient consultées, puisque celui-ci permet de recontextualiser le langage et d’expliquer en quoi il est pertinent de préserver certains termes offensants aujourd’hui. Enfin, l’avertissement de contenu permet de préserver l’authenticité de l’archive pour révéler l’histoire et les mœurs d’une époque, tout en validant, par sa présence, les perceptions des victimes et conséquemment leur version de cette histoire.

La valeur historique des archives se trouve dès lors enrichie grâce à ces multiples voix. Les réflexions de Thomas Franck, linguiste et philosophe, vont d’ailleurs dans ce sens : selon lui, la culture du bannissement tente de faire entendre d’autres voix – celles des victimes et des minorités –, ce qui rééquilibrerait l’histoire. Il soutient donc que la « cancel culture » ne bannit rien, mais permet de mettre en lumière les dimensions des dominés, qui font partie de l’Histoire :

« Il ne s’agit nullement de concevoir l’histoire comme une fable ni de nier la nécessité de l’indice, de l’archive et de la preuve, mais plutôt de comprendre contre la dimension instituée, normée et figée de l’histoire telle qu’elle peut se dire l’ouverture des histoires plurielles racontées vers des parts d’ombre, du moins vers des interrogations historiques fondamentales. » (Franck, 2022).

Identifier le contenu sensible est effectivement une tâche subjective. Les victimes et minorités concernées par les archives doivent donc être consultées et invitées à participer à la recontextualisation des archives, entre autres, en y repérant les contenus sensibles, dont la terminologie offensante. D’ailleurs, Bibliothèque et Archives Canada (BAC) a lancé en 2019 un plan d’action en collaboration avec le Cercle consultatif autochtone ce qui résulta, entre autres, en une mise en garde sur la terminologie historique, en une révision prévue des vedettes-matière canadiennes et en la mise à jour de certains termes. (BAC, 2019).

Les archivistes ont donc des solutions pour faire face aux sensibilités évolutives. L’avenir des archives pourrait se situer dans ces collaborations en continu, à cette « approche participative » (Wright, 2021) tant que de nouvelles sensibilités apparaîtront, et tant que la mission des archivistes sera d’attirer dans les centres d’archives toutes les clientèles, incluant celles souhaitant consulter des archives qui les concernent.

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Sources consultées

Arseneau, I. (2021). Pour une pédagogie de l’inconfort. L’Inconvénient, (86), 25-30. Repéré à https://id.erudit.org/iderudit/97398ac

Canada. Bibliothèque et Archives Canada. (2019, 1er avril). Rapport d’étape sur la mise en œuvre du Plan d’action pour le patrimoine autochtone. Repéré à

https://bibliotheque-archives.canada.ca/fra/organisation/a-notre-sujet/strategies-initiatives/initiatives-patrimoine-documentaire-autochtone/Pages/plan-d-action-rapport-d-etape-avril-2019.aspx

Franck, T. (2022). « Brosser l’histoire à rebrousse-poil » : La cancel culture

à l’épreuve d’une Théorie critique de l’histoire. AOC. Repéré à
https://hdl.handle.net/2268/265749

Haché, I. (2021, 22 janvier). Le clientélisme, c’est ça. La Presse. Repéré à
https://www.lapresse.ca/actualites/2021-02-22/le-clientelisme-c-est-ca.php

Lemay, Y. et Klein, A. (2012). Archives et émotions. Documentation et
bibliothèques
, 58(1), 5-16. Repéré à https://doi.org/10.7202/1028930ar

MacNeil, H., Duff, W., Dotiwalla, A. et Zuchniak, K. (2018). « If there are no records, there is no narrative »: the social justice impact of records of Scottish care-leavers. Archival Science, 18, 1-28. Repéré à https://link.springer.com/article/10.1007/s10502-017-9283-2

White, O. (2020). Writing With Sensitivity: The Importance of Standardizing Descriptions of Archival Material from Indigenous Communities. The IJournal: Student Journal of the Faculty of Information. 6(1),1-11. Repéré à https://doi.org/10.33137/ijournal.v6i1.35266

Wright, K. (2019). Archival interventions and the language we use. Archival Science, 19, 331-348. Repéré à https://link.springer.com/article/10.1007/s10502-019-09306-y

Wright, K. et Laurent, N. (2021). Safety, Collaboration, and Empowerment:

Trauma-Informed Archival Practice. Archivaria, (91), 38-73. Repéré à

https://doi.org/10.7202/1078465ar

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