Archives et société

L’archivistique dans le contexte militant: défis et mise en pratique

par Laura Simard-Lemaire et Valérie Grégoire, étudiantes à l’EBSI, Université de Montréal.

               En 1970, lors de son discours à la Conférence de la Society for Amercian Archivists, Howard Zinn a pris position pour l’humanisation de la profession d’archiviste, créant une rupture et une transformation dans le milieu archivistique. Lors de cette prise de parole, Zinn a remis en question la notion de neutralité souvent associée au milieu, en affirmant que la profession d’archiviste est fondamentalement politique et qu’une approche humaniste de l’archivistique est essentielle à la mise en place d’un activisme informationnel et plus inclusif (Zinn, 1977).

Suivant ce texte fondateur, la notion d’archivistique postmoderne et militante s’est développée et plusieurs initiatives cherchant à constituer des archives dans les organisations militantes ou dans les milieux en marge du courant archivistique institutionnel dominant.

Cette recherche veut d’abord présenter le concept d’activisme de l’information, ses origines et les différentes formes que prennent les archives militantes au sein du domaine de l’archivistique. Ensuite, en reprenant les arguments avancés par Pierre Lascoumes, nous explorerons quatre enjeux principaux rencontrés dans la constitution d’archives militantes. Ceux-ci concernent la façon dont les organisations militantes sont organisées, le rapport au temps, des questions idéologiques et touche au sens et à l’intérêt de l’archivage. Finalement, nous présenterons deux initiatives québécoises d’archives militantes qui ont réussi à surmonter ces obstacles.

Mise en contexte des archives activistes

Depuis les années 1970, une nouvelle approche communautaire et humaine des archives, ancrée dans un concept de justice sociale, a pris de l’expansion. Verbalisée par Howard Zinn, cette idée de se séparer du concept de la neutralité dans la profession d’archiviste a permis aux mouvements militants de pousser plus loin leur activisme de l’information dans le but d’opérer des changements sociétaux (Vukliš & Gilliland, 2021). En opérant selon leurs idéologies politiques et en allant à l’encontre du courant dominant, les archives activistes offrent une plateforme pour la diffusion et la conservation des voix et des mémoires souvent oubliées ou effacées auparavant.

Cet accès facilité à l’information sur les luttes du passé de diverses organisations militantes permet non seulement à la société de porter un nouveau regard sur des groupes marginalisés et évènements historiques culturellement négligés, mais aussi aux groupes activistes d’avoir des outils de propagation pour leurs combats actuels (Flinn & Alexander, 2015).

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Il est possible de distinguer quatre formes d’activisme des archives, soit les archives communautaires, le travail orienté vers les luttes sociales au sein d’organisations financées par le gouvernement, l’activisme basé sur la recherche et les efforts sociopolitiques menés par des archivistes indépendants (Vukliš & Gilliland, 2021). Nous pouvons penser aux archives communautaires, surtout dans le contexte des États-Unis, selon deux catégories, la première représentant les archives communautaires au service des groupes dominants telles les sociétés historiques, qui peuvent promouvoir une vision suprémaciste de l’histoire pour leur propre gain. Les archives communautaires qui entrent dans notre conception de l’activisme font partie de la deuxième catégorie qui représente les communautés marginalisées et sous-représentées.

Ces dernières opèrent de façon autogérée par les membres de la communauté en faveur du démantèlement de diverses formes d’oppression comme le racisme, le colonialisme, l’homophobie, le patriarcat et le capitalisme (Caswell, 2021). Les archivistes indépendants œuvrant pour la justice sociale sont dans une catégorie adjacente à l’archive communautaire puisqu’ils œuvrent au sein de communautés auto-identifiées dans lesquelles ils documentent et promeuvent des discours en marge de la société (Vukliš & Gilliland, 2021). Il s’agit d’une épreuve délicate que de constituer des archives activistes au sein d’organisations financées par le gouvernement ou dans le courant dominant, puisque l’extraction des archives communautaires à des fins informationnelles peut parfois devenir à propos des communautés marginalisées et non pas pour leur donner une voix et une agentivité (Caswell, 2021). Selon Zinn, la recherche historique centrée sur des valeurs humaines et influencée par une certaine subjectivité est essentielle à la séparation du mythe de la neutralité professionnelle, ce qui permet le développement de l’archive militante (Vukliš & Gilliland, 2021).

Construire des archives militantes : les défis

Bien que nous ayons énoncé l’importance de constituer des archives militantes et communautaires, une telle entreprise comporte plusieurs défis, notamment dû au fait que les organisations produisant ces documents sont bien souvent autonomes et désinstitutionnalisées. Ainsi, selon Pierre Lascoumes, il existe quatre grands défis à la construction d’archives militantes.

Premièrement, une des difficultés à la création d’archives militantes tient à la façon dont ces groupes s’organisent. En effet, ces organisations sont peu centralisées et souvent non hiérarchiques, ce qui rend la prise de décision et l’exécution de celles-ci plus lente, voire difficile à appliquer. Dans ce contexte, il y a parfois même une méfiance face à des initiatives qui peuvent être perçues comme intrusives et hiérarchiques. Ainsi, des procédés plus stricts d’archivage tel que l’application d’un calendrier de conservation ou de règles de conservation sont souvent mis de côté au profit de procédés de conservation informels (Lascousme, 2022, p.6).

Un deuxième obstacle est ancré dans le rapport au temps qu’entretiennent les organisations militantes. Lascoumes affirme que ces groupes ne voient pas le temps de la même façon que les institutions traditionnelles. Leurs activités sont beaucoup plus impliquées dans le présent, dans l’immédiateté, voire l’urgence de leur action (Lascoumes, 2022, p. 6). Ainsi, difficile encore une fois d’entrevoir la notion de cycle de vie des documents et de se projeter au-delà de l’instant présent. À cet égard, il est aussi intéressant d’ajouter que la notion de cycle de vie des archives et l’idée de conservation des documents à des fins projetées dans le futur est ancrée dans une vision du temps linéaire occidentale (Caswell, 2021, p. 26). Si les archivistes souhaitent réellement déstabiliser les discours dominants et construire des mémoires militantes et communautaires leur notion du temps et la notion même d’archive doivent être transformées, en adoptant, par exemple, la vision concentrique du records continuum et accordant une valeur archivistique à d’autres formes de préservation de la mémoire : tradition orale, danse, souvenirs, territoires, etc. (Caswell, 2021, p. 40-41).

Troisièmement, une tension existe entre l’aspiration à la neutralité de l’archivistique traditionnelle et le caractère hautement subjectif de l’engagement militant. Lascoumes avance que les militants craignent que l’instauration de pratiques d’archivage amène non seulement l’institutionnalisation de leur organisation, mais également une forme de distanciation froide, une normalisation des pratiques et la menace d’une forme de contrôle du discours (Lascoumes, 2022, p. 7-8). Toutefois en reprenant les idées avancées par Zinn, il est préférable, d’entrevoir les pratiques archivistiques en dehors du schéma de la neutralité, qui n’est qu’une illusion. Cependant, une approche subjective peut également courir le risque de tomber dans une narration trop héroïque ou romancée (Vukliš & Gilliland, 2021, p. 6).

Finalement, la dernière difficulté tient à l’interrogation sur le sens de l’archivage. Si comme l’observe Lascoumes « L’action militante n’a de sens que par rapport aux besoins du moment », pourquoi conserver les traces de cet engagement, au risque de voir son discours récupéré et appliqué de façon décontextualisée à un autre contexte (Lascoumes, 2022, p. 8)? Cependant, cet obstacle s’inscrit toujours dans une vision linéaire de la finalité des archives. Si nous adoptons, au contraire, l’approche concentrique proposée par Michelle Caswell, les archives activent la possibilité d’une multiplicité de passés, présents et futurs et permet de mettre à jour les structures oppressives encore présentes aujourd’hui, déconstruisant la logique progressiste inhérente à la linéarité temporelle occidentale (Caswell, 2021, p. 38).

Organisations d’archives activistes locales

Sur le plan local, quelques organisations québécoises œuvrent à mettre de l’avant les archives activistes dans le but de stimuler les conversations et de faire avancer la société.

L’une d’entre elles est l’organisation Archives Révolutionnaires, un projet collectif qui rassemble, depuis 2017, des archives sur les combats et les histoires militantes du passé. Le collectif se situe à Montréal et se concentre sur la mise en lumière, des luttes féministes, dé-coloniales, antiracistes, LGBTQ+ et anti-impérialistes. Influencée par une perspective communiste et radicale, l’organisation veut mieux comprendre l’histoire sociale pour influencer un demain meilleur. La première mission du groupe est de préserver la mémoire militante en acquérant, en classant et en mettant en valeur les archives historiques locales ou d’ailleurs. La collecte d’archive se fait au travers de l’acquisition d’informations sous toutes formes, parfois non traditionnelles comme la préservation de récits oraux venant de militants des générations précédentes. En s’assurant de la diffusion d’archives par le biais d’articles sur son site web, d’expositions et de leur centre d’archives, le groupe veut informer et soutenir les luttes actuelles. Il s’agit d’offrir les ressources historiques théoriques nécessaires pour supporter le travail des militants activistes d’aujourd’hui (Archives Révolutionnaires, 2022).

Une autre initiative locale sont les Archives gaies du Québec. Devant l’absence d’archives axées sur les communautés gaies et lesbiennes aux Archives et à la Bibliothèque nationale du Québec, Ross Higgins et Jacques Prince fondent, en 1983, l’organisme communautaire (Archives gaies du Québec, 2021). Un des plus grands défis rencontrés par les fondateurs d’AGQ lors de la création de l’organisme fut de trouver de la documentation sur leur thématique, car à l’époque, plusieurs familles, par honte, détruisaient les traces qui témoignaient de l’homosexualité de leurs proches. Les premières collections d’AGQ se sont d’abord constituées des documents personnels des deux fondateurs et de leurs amis (Prince, 2009, p. 296). Depuis sa création il y a 40 ans l’organisme a beaucoup évolué et s’est institutionnalisé en se dotant notamment d’une politique d’acquisition, et en travaillant en partenariat avec des institutions telles que Radio-Canada, l’ONF ou plusieurs universités québécoises pour diffuser et rendre disponible ses fonds pour la recherche et le public (Prince, 2009, p. 301-307). À ce jour, l’organisme est encore dirigé par des membres bénévoles et diffuse ses archives sous diverses formes que ce soit par l’exposition ou la numérisation de plusieurs de ses fonds rendus disponibles sur leur site web (Archives gaies du Québec, 2021 et Prince, 2009, p. 302-303).

Conclusion

Bien que la volonté de constituer une mémoire pour les voix marginalisées et que le processus d’activisme militant se soit enclenché il y a presque cinquante ans de cela, ce concept ne cesse d’évoluer en empruntant notamment des discours et des pratiques des récents mouvements dé-coloniaux (Caswell, 2021, p.114-115). Il nous semble ainsi que de nos jours, les archivistes et la pratique archivistique doit non seulement tenter d’intégrer les mouvements contestataires dans leur pratique professionnelle, mais également de continuer à déstabiliser et questionner le statut quo en portant un regard critique non seulement sur la pratique professionnelle, mais aussi sur les structures globales qui lui ont donné naissance. Les défis liés à l’archive activiste contemporaine démontrent de l’importance de la réflexion critique dans les mouvements activistes auto-gérés afin d’assurer une pratique militante en constant changement et en s’adaptant aux nouveaux enjeux sociétaux. Redéfinir la notion d’archive semble ici très pertinent et nous avons vu que déjà, certains professionnels ont commencé à considérer les traditions orales comme archives, mais il serait également intéressant d’entrevoir certains lieux ou territoires comme porteurs de mémoire par exemple.

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*Ce billet est une version révisée d’un travail qui a été réalisé à l’EBSI, Université de Montréal, dans le cadre du cours SCI6001 Sciences de l’information: archivistique donné au trimestre d’automne 2022 par Isabelle Dion.

Bibliographie

Archives gaies du Québec. (2021, 12 janvier). Historique. http://agq.qc.ca/historique/

Archives Révolutionnaires. (2022, juin 7). Archives Révolutionnaires. https://archivesrevolutionnaires.com/quisommesnous/

Caswell, M. (2021). Urgent Archives: Enacting Liberatory Memory Work (1st ed.). Routledge. https://doi.org/10.4324/9781003001355

Flinn, A. (2011). Archival Activism: Independent and Community-led Archives, Radical Public History and the Heritage Professions. InterActions: UCLA Journal of Education and Information Studies, 7(2). http://dx.doi.org/10.5070/D472000699

Flinn, A., Alexander, B. (2015). “Humanizing an inevitability political craft”: Introduction to the special issue on archiving activism and activist archiving. Arch Sci, 15, 329–335 https://doi.org/10.1007/s10502-015-9260-6

Lascoumes, P. 2022. Des « traces » au besoin d’« archive » dans l’activité militante : Deux exemples : Actes et le mouvement d’action judiciaire (1974-1993), Aides (1989-2002). Dans Péquignot, S., & Potin, Y. (Eds.), Les conflits d’archives : France, Espagne, Méditerranée. Rennes : Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.162446

Prince, J. (2009). Du placard à l’institution : l’histoire des Archives gaies du Québec (AGQ). Archivaria, 68, 295-309.

Vukliš, V., & Gilliland, AJ. (2021). Archival Activism: Emerging Forms, Local Applications. UCLA. https://escholarship.org/uc/item/112790sz

Zinn, H. (1977). Secrecy, archives, and the public interest. The Midwestern Archivist, 2(2), 14–26. https://www.jstor.org/stable/41101382#metadata_info_tab_contents

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