Recherche scientifique et théorie

Un survol de l’archivistique féministe en France

Par Audréane Arseneault, étudiante à l’EBSI (Université de Montréal)

« [L]’histoire a précédé la mémoire pour les féministes dont l’engagement dans les luttes mémorielles est récent. » – Christine Bard[1]

Le féminisme est plus présent que jamais dans le milieu académique. La rareté des sources historiques écrites par des femmes demeure toutefois un obstacle de taille lorsqu’on cherche une perspective historique sur le sujet.

Quand on veut faire vivre l’héritage d’un groupe historiquement invisibilisé, comment procéder pour trouver des traces, des pistes au travers de ce qui est écrit, rarement par les personnes concernées, et ce qui n’est pas écrit ?

De ce constat atterrant, des solutions sont mises en place pour ancrer dans la mémoire collective la place et les actions des femmes.

Bien entendu, le sujet est vaste. Ici, nous aborderons l’histoire des femmes françaises. Il est important de mentionner qu’il ne s’agit pas du seul groupe qui ait été effacé de l’histoire, ni que ce groupe est loin d’être homogène.

Par souci de cohésion avec la perspective historique mobilisée et afin d’éviter les anachronismes, nous nous référerons à la définition intentionnellement extensive du féminisme utilisée pour la rédaction du « Guide des sources de l’histoire du féminisme ». Ainsi, le concept de féminisme est ici défini comme : « Personnes […] ou collectifs (associations, syndicats, entreprises, etc.) qui, durant les deux derniers siècles, ont œuvré pour l’égalité des sexes et la défense des droits des femmes » (Bard, Metz et Neveu, 2006 : 23).

Au travers des prochaines lignes, nous aborderons dans un premier temps l’histoire de l’archivistique féministe en France, puis analyserons dans un second temps le cas de l’association Archives du féminisme.

Les débuts de l’archivistique féministe en France

Notre tour d’horizon débute avec Eliska Vincent (1841-1914). Dans sa demeure, cette militante a bâti une véritable bibliothèque féministe, constituée d’un million de fiches thématiques et dossiers, immortalisant notamment l’implication des femmes lors de la Commune de Paris (Bard, 1995). Dans son testament, elle indique son souhait de léguer sa collection d’archives au Musée social. Malheureusement, à son décès, le Musée refuse le don et l’œuvre archivistique de Vincent disparait (Bard, Metz et Neveu, 2006).

L’exécutrice testamentaire d’Eliska Vincent est nulle autre que la célèbre Marguerite Durand (1864-1936), fondatrice et responsable de la conservation du journal féministe La Fronde (Metz, s.d.).

Durand a pleinement conscience de la précarité qui menace la mémoire féministe. Elle s’assure donc la pérennité des luttes féministe en convainquant la Ville de Paris de fonder une bibliothèque associée à un service d’archives à mission féministe. C’est ainsi qu’en 1932, la Bibliothèque Marguerite-Durand devient une institution consacrée à l’histoire des femmes, qui accueille en tout premier lieu le fonds d’archives personnel de l’initiatrice du projet (ibid). Jusqu’au début des années 2000, la Bibliothèque sera l’unique référence officielle en archives féministes (Grailles, 2011).

Contemporaine de Durand, la passionnée de féminisme et d’archivistique, Marie-Louise Bouglé (1883-1936) répertorie les traces de la mémoire féminine et féministe, à l’intérieur même de son petit appartement. C’est plus de 10 000 volumes qui y sont entreposés.  À sa disparition, la Bibliothèque historique de la Ville de Paris accepte, après hésitation, le legs de son travail dévoué (Bard, Metz et Neveu, 2006).

Tandis que ces trois femmes sont les précurseures les plus connues de l’archivistique féministe, loin de nous l’idée de passer sous silence les importants apports des contributrices telles que Marbel (Marguerite Belmant) et Madame Chulliat (Bard, 2003) ou encore Hélène Brion avec son Encyclopédie féministe (Avrane, 2003).

C’est grâce à ces mémoires du passé que nombre de recherches historiques peuvent être effectuées; et nombre d’ouvrages peuvent être rédigés, pour ne nommer que Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir (Bard, 2003).

Étude de cas : Les Archives du féminisme

Enjeu

La renommée de la Bibliothèque Marguerite Durand fait poindre les limites de l’institution. C’est en l’an 2000 que ce seul centre de conservation d’archives féministe de France n’a plus la capacité d’accueillir de nouveaux fonds d’archives (Grailles, 2011).

À une époque où la notion de conservation des traces des luttes est nouvellement acquise, le besoin de lieux physiques et de ressources pour l’archivage des récits de cette histoire est plus que nécessaire. Ajoutons que le milieu universitaire actuel foisonne de curiosité pour l’histoire des femmes et pour les questions sur le genre. C’est bien grâce aux militantes féministes antérieures que l’accès aux études supérieures s’universalise.

Néanmoins, si l’intérêt pour la recherche est présent, les services d’archives ne sont pas organisés afin de répondre à cette demande (Gauthier, 2018).

L’association

Pour répondre ce besoin, Christine Bard, chercheuse féministe et professeure à l’Université d’Angers, met en place une solution. Au sein de l’établissement où elle enseigne, elle réussit à mobiliser la communauté universitaire autour du projet Archives du féminisme. L’association a comme mission d’être le point de convergence de la documentation historique féministe et la ressource centrale afin de garantir la conservation de ces artefacts.

Par souci d’éviter d’exclure des fonds qui pourraient éventuellement être d’une importance majeure, l’association a choisi de se doter d’une mission où le terme féministe est mobilisé à son sens le plus large « […] et œuvre pour que toutes les tendances prennent conscience de l’intérêt de leurs archives » (Bard, Metz et Neveu, 2006, p.437). Par conséquent, une sensibilité est portée aux archives de militantes marginalisées et aux contestataires de l’ordre établi (Grailles, 2011).

Bard et son équipe mettront donc en place des partenariats avec les institutions intéressées au projet[2]. D’une part, l’Université d’Angers, via le Centre des archives du féminisme, sera un nouveau point de dépôt en fournissant les locaux et les ressources pour administrer les fonds d’archives féministes nouvellement légués.

D’autre part, Archives du féminisme tire avantage des missions compatibles d’organisations publiques déjà existantes en faisant d’elles des partenaires qui accueilleront les plus récents fonds d’archives privés dont la thématique concorde avec leurs mandats respectifs (Archives du féminisme, s.d.). Enfin, il tombe sous le sens que la Bibliothèque Marguerite Durand fasse partie de ce réseau. Puisqu’il s’agit de la référence la plus connue en termes d’archivistique féministe, la Bibliothèque réfère les offres de legs, dons et dépôts à l’association, qui peut les rediriger vers l’organisation du réseau la plus appropriée (Grailles, 2011).

En résumé, sous la coordination d’Archives du féminisme, les moyens pour conserver et diffuser l’histoire des femmes et des luttes féministes s’organisent.

Acquisition et diffusion des archives

Archives du féminisme a évidemment comme mission d’acquérir de nouveaux fonds et de diffuser les archives acquises. Il est intéressant de souligner que lorsqu’une organisation fait don de ses fonds d’archives, ses membres ont tendance à faire de même avec leurs fonds personnels (Grailles, 2011).

La rapidité de traitement, la visibilité accrue via le site internet de la Bibliothèque de l’Université d’Angers et la reconnaissance de l’utilité des archives pour les recherches des féministes actuelles engendrent un effet de confiance et motivent nombre de personnes à déposer ou léguer leurs archives personnelles et associatives (Grailles, 2011). C’est grâce à cette logique circulaire que le Centre des archives du féminisme parvient à mener avec succès sa mission d’acquisition, de conservation et de diffusion des archives féministes.

Conclusion

En terminant, il nous semble y avoir encore plus de questions que de lumière au sujet de l’archivistique féministe. Grâce à l’analyse du cas français des Archives du féminisme, nous tirons une inspiration sur la façon de créer un engouement sur un sujet trop longtemps laissé dans l’ombre. Les stratégies mises en place par cette association nous soufflent de nouvelles pistes qui pourraient être transposables au Québec.

***

*Ce billet est une version révisée d’un travail réalisé dans le cadre du cours ARV1050 – Introduction à l’archivistique, donné au trimestre d’automne 2021 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.

Bibliographie

Archives du féminisme (s.d.). Partenaires. Repéré à l’URL https://www.archivesdufeminisme.fr/lassociation/partenaires/

Avrane, C. (2003). Hélène Brion, une institutrice féministe. Bulletin Archives du féminisme, (numéro 5), Repéré à URL  https://www.archivesdufeminisme.fr/sommaires-des-bulletins/bulletin-05/avrane-c-helene-brion-institutrice-feministe/

Bard, C. (1995). Les Filles de Marianne : Histoire des Féminismes 1914-1940. Paris : Fayard. 528 p.

Bard, C. (2003). Les gardiennes de la mémoire. Bulletin Archives du féminisme, (numéro 5). Repéré à URL https://www.archivesdufeminisme.fr/sommaires-des-bulletins/bulletin-05/bard-c-les-gardiennes-memoire/

Bard, C., Metz, A., et Neveu, V. (2006). Guide des sources de l’histoire du féminisme : de la Révolution française à nos jours, (Presses universitaires de Rennes) 442 p.

Gauthier, M. (2018). Les féministes et leurs archives : transmissions mémorielles, réseaux et pratiques de collecte (Mémoire de maîtrise, Université d’Angers).

Grailles, B. (2011). Collecter et rendre visible les archives du féminisme: une action en réseaux. Gazette des archives221(1), p.173-185. Repéré à URL https://www.persee.fr/docAsPDF/gazar_0016-5522_2011_num_221_1_4783.pdf

Metz, A. (s.d.). Bibliothèque Marguerite Durand : Présentation. Repéré à URL https://www.archivesdufeminisme.fr/ressources/liens/bib-marguerite-durand-presentation/

[1] Citation tirée de Gauthier, M. (2018). Les féministes et leurs archives : transmissions mémorielles, réseaux et pratiques de collecte (Mémoire de maîtrise, Université d’Angers) p.12

[2] Le Centre de documentation du Planning familial (dont les activités concernent la santé sexuelle), le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, la bibliothèque-musée-centre d’archives La Contemporaine et la Bibliothèque Marguerite Durand (Archives du féminisme, s.d.)

2 réflexions sur “Un survol de l’archivistique féministe en France

  1. Bonjour, merci pour votre article, même s’il comprend de nombreuses approximations pour la bibliothèque Marguerite Durand. La direction de la bibliothèque a changé en 2020 (je suis la nouvelle directrice), aussi je me permets de vous apporter quelques précisions :
    1/ la BMD n’est pas simple membre du réseau « archives du féminisme », elle est membre fondateur de l’association, qui a vu le jour sous le double pilotage de Christine Bard et Annie Metz, la précédente responsable de la bibliothèque.
    2/ vous citez abondamment Bénédicte Grailles en 2011, sans vérifier que ce qu’elle écrit est toujours d’actualité. Il est totalement faux de dire que la BMD n’a plus la place d’accueillir de nouveaux fonds d’archives. Depuis mon arrivée nous avons rangé et rationnalisé les magasins et avons une capacité d’accroissement de nos collections. Nous continuons à accroître nos collections courantes et nous continuons à accepter des fonds d’archives. Ces 2 activités n’ont jamais cessé, et la BMD est une bibliothèque aussi vivante que le CAF d’Angers. Nous avons reçu des fonds d’archives en 2022, des versements sont prévus en 2023. C’est simplement la taille des fonds qui pourrait éventuellement être examinée dans le cadre d’Archives du féminisme : un fonds de très grande taille aurait davantage vocation à aller à Angers qu’à la BMD.
    Je vous laisse mon adresse mail professionnelle pour une éventuelle discussion plus approfondie : carole.chabut@paris.fr

  2. Merci pour cette étude, les premiers mouvements féministes apparaissent au XIXème siècle et depuis ces mouvements ne cessent de grandir. L’archivistique féministe au Québec est vaste et riche mais peu valorisée cette étude donne à réfléchir sur la diffusion de ce riche patrimoine 🙂

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