Archives au quotidien

Réflexion sur l’archivistique médicale

par Phuong Vy Vu et Jimmy Doucet, étudiants à l’EBSI (Université de Montréal)

Chaque jour, des dizaines de milliers de renseignements relatifs aux soins de santé sont manipulés, échangés, ou consultés au travers de la province. Ces renseignements sont retrouvés sur différents supports, tant papier qu’informatique, et constituent le fonds d’archives du système de santé québécois. De nombreuses problématiques peuvent être soulevées concernant la gestion de ces archives. Nous concentrerons notre réflexion sur les enjeux tels l’interopérabilité des banques de données, le niveau de littératie des professionnels de la santé, ainsi que la collaboration interdisciplinaire dans la gestion des archives en santé. Enfin, nous aborderons le rôle que peut jouer l’archiviste, tant dans le cadre de ses fonctions, qu’au niveau de l’enseignement ou de la formation continue.

L’interopérabilité au service de tous

Avec le virage vers le numérique en santé, le patient joue un rôle actif dans la gestion de ses renseignements de santé. Le dossier du patient prend désormais la forme d’un dossier médical électronique (DME) ou de dossier de santé électronique (DSE). Il existe plusieurs types de DME et ceux-ci contiennent les renseignements de santé recueillis par différents fournisseurs de soins de santé. Lorsque des logiciels de DME sont interopérables, c’est-à-dire que leurs différentes plateformes sont compatibles. La modification, le partage des renseignements ainsi que la collaboration entre différents fournisseurs s’en trouve tous améliorés. Or, selon un rapport publié par le Bureau de Concurrence, les innovations technologiques dans les soins de santé canadiens sont à la traîne (2022, p.9). Il est bien connu dans le système de santé québécois que chaque département a tendance à avoir sa propre façon de faire et ses particularités, et ce pour tous les aspects de ses activités.

Il en va de même en ce qui a trait à la gestion des documents d’archives médicales. Les systèmes de santé ont donc tendance à être isolés et le partage de données est difficile (Ibid., p. 10). Avec seulement deux ou trois sociétés de DME occupant la quasi-totalité du marché de la province, il appert que celui-ci est très concentré. Ce manque de concurrence vient nuire à la productivité et à l’innovation (Ibid, p.21). Au sein d’un même centre, différents départements peuvent utiliser différents logiciels et différentes banques de données pour traiter et conserver leurs renseignements, sachant qu’ils ne sont pas interopérables. Comme les sociétés de DME n’ont pas d’incitatifs financiers et ne sont pas tenues d’être interopérables, la gestion des différents renseignements de soins de santé demeure cloisonnée.

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Il en résulte de nombreuses pertes de temps et d’argent causées par des opérations répétées inutilement ou encore des tâches administratives superflues (Ibid., p.16). La problématique de l’inopérabilité des données a également un impact sur l’habilité des patients à prendre en charge leur santé et à communiquer efficacement avec les divers professionnels avec lesquels ils doivent interagir. La bonne gestion des archives est d’ailleurs un devoir de service public puisque les documents permettent aux citoyens de prouver leurs droits (Banat-Berger et Meisonnier, 2015). Pour les fournisseurs de soins de santé, les lacunes d’interopérabilité se traduisent par un accès difficile aux données au moment où ils en ont besoin, ainsi qu’une coordination plus difficile des soins délivrés aux usagers.

Niveau de littératie des professionnels de la santé

Constatant que les systèmes d’information actuels ne sont pas tout à fait adaptés à une saine gestion de l’information, il va sans dire que le niveau de connaissance des utilisateurs cliniques suit dans la même vague. Effectivement, peu nombreux sont ceux qui connaissent les fondements de l’archivistique, le lien qu’il peut y avoir avec leur pratique et la sécurité de l’information (de Marcellis-Warin et Mondin, 2021). Les risques liés à la méconnaissance des principes de confidentialité et d’accès à l’information chez les intervenants peuvent mener à des préjudices. Par exemple, un renseignement de santé colligé dans un logiciel source du service d’oncologie et qui ne communique pas avec le dossier central de l’usager peut mener à une absence d’information complète diffusée au personnel de l’urgence. Des actes médicaux contre-indiqués ou une mauvaise prise en charge initiale sont alors susceptibles de se produire.

L’interdisciplinarité

Dans le même ordre d’idées, le regroupement de divers professionnels de santé au sein d’une dynamique de collaboration interdisciplinaire rend l’opérationnalisation de leurs activités beaucoup plus facile. Cette interdisciplinarité se base sur l’interrelation entre les intervenants, l’échange de connaissances, la complémentarité de leurs compétences ainsi que la coordination des actions par rapport à un objectif commun (Mourey et Outata, 2005). Il s’agit donc d’un processus dynamique améliorant l’accessibilité et la prestation de soins de santé en adressant les différentes dimensions de l’usager. Toutefois, l’essor de cette approche collaborative est freiné par la quasi-absence de dispositifs informationnels comme des banques de données associées à des outils d’extraction et d’interprétation (Couturier et Bélzile, 2018). Une culture collaborative basée sur l’interdisciplinarité sous-entend toutefois la nécessité d’une synergie entre les équipes cliniques, administratives et informatiques; l’équipe clinique saura identifier son besoin en termes d’information clinique à titre d’utilisateur, l’équipe des services administratifs peut expliquer son besoin en termes de statistiques et d’uniformité des données, puis le service informatique contribue à identifier les possibilités et les limites technologiques de l’implantation d’un système d’information. Ce travail d’équipe constitue un critère important de réussite pour défaire les enjeux actuels de l’information décentralisée, non structurée et non interopérable, mais également pour prodiguer des soins de qualité aux patients et assurer un système de santé efficace.

Le rôle de l’archiviste

Que le support sur lequel repose l’information soit sous forme papier ou électronique, le cycle de vie doit être pris en compte. Or, les intervenants clinico-administratifs œuvrant dans les établissements de santé sont spécialistes dans la production de la donnée, mais généralement novices dans la conservation de celle-ci. Leur pratique est fondée sur le soin aux usagers plutôt que sur la structure et l’exploitation de l’information. Il est donc primordial de penser que l’archiviste peut jouer un rôle d’enseignement et de sensibilisation auprès des producteurs. Il est l’intérêt de tous de recevoir une formation de base pour comprendre la trajectoire, la structure de la donnée et des impacts de celle-ci sur les soins et l’accès à l’information. Dans le même sens, tel que mentionné plus tôt, la multiplication des DMÉ au sein des organisations sans cadre de gouvernance prolifie la décentralisation. Ceci témoigne d’une mauvaise pratique de gestion qui met en péril l’intégrité de l’information. À nouveau, l’archiviste possède l’expertise pour accompagner les équipes clinico-administratives pour orienter les critères de validation d’intégrité, accessibilité et conservation, et devrait systématiquement être attachée aux discussions lors de l’acquisition et de l’implantation d’un nouveau système d’information (Baillargeon, 2005-2006). De plus, il faut considérer le contexte de changements législatifs récents et à venir, tel que la Loi 25 et le projet de loi 3, dans lequel l’archiviste pourrait apporter sa valeur en jouant un rôle-conseil auprès du responsable de la protection des renseignements personnels de l’établissement désigné qui, concrètement, n’a pas à détenir d’expertise en matière de gestion et de confidentialité de l’information.

Conclusion

Pour conclure, sans négliger la prestation des soins et services aux usagers, il est adéquat de dire que les établissements de santé doivent inscrire la mise en lumière de leurs pratiques actuelles, en matière de gestion de l’information et de gouvernance des données, dans leurs priorités organisationnelles. En passant de la définition des besoins à la formation aux intervenants, le chantier est très vaste et touche de nombreuses parties prenantes. À l’ère du virage numérique, il est d’actualité de se pencher d’ores et déjà sur le niveau de littératie du personnel œuvrant en milieu de santé afin que l’implantation et la gestion du changement soient faites avec fluidité. Sachant cela, nous avons pu démontrer la valeur qu’une archiviste qualifiée peut amener au sein d’un tel projet. Partager ses connaissances et participer aux différentes étapes d’un tel virage aura pour résultat de faciliter l’adhésion, mais surtout augmenter la compétence des producteurs de la donnée. Un geste simple qui rapporte grandement.

Sur cette note, nous voyons que le pouvoir d’une saine gestion des archives réside dans la synergie, mais réellement, quelle corrélation peut-on établir entre la qualité de la gestion de l’information et la santé de la population ? La question mérite d’être posée et il serait intéressant d’en mesurer l’ampleur.

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*Ce billet est une version rehaussée d’un travail qui a été réalisé à l’EBSI, Université de Montréal, dans le cadre du cours ARV1050 Introduction à l’archivistique donné au trimestre d’hiver 2022 par Virginie Wenglenski.

Bibliographie

Baillargeon, D. La déontologie du métier d’archiviste. Archives. 2006 2005, Vol. 37, p. 3‑3

Banat-Berger, F., Meissonnier, A., « La gestion des archives dans le secteur médical à l’ère numérique », in Médecine et Droit, 2015, numéro 131, Elsevier Masson, p. 36-49, https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1246739115000196?via%3Dihub

Bureau de la Concurrence du Canada.  Libérer la puissance des données de santé. Étude de marché sur les services de santé – Première partie, 2022, 37 pages, https://ised-isde.canada.ca/site/bureau-concurrence-canada/sites/default/files/attachments/2022/04669-DHC-Market-Study-Part-1-Fra.pdf

Couturière, Y., Bélzile, L. La collaboration interprofessionnelle en santé et services sociaux. 2018, Les Presses de l’Université de Montréal

De Marcellis-Warin., Mondin, C. Les pratiques numériques des professionnels au Québec : état des lieux et pistes de réflexion pour accompagner le virage numérique (2021RP-14). 2021, Montréal : Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations

Gadoury, M. L’interdisciplinarité en 1ère ligne, Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, 2010, 26 pages, http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs2007295

Loi modernisant des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels. https://www.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_client/lois_et_reglements/LoisAnnuelles/fr/2021/2021C25F.PDF

Mourey F., Outata, S. « Contexte et concept », in Martine Aubert et al., Interprofessionnalité en gérontologie, ERES « Pratiques gérontologiques », 2005, p.17-28.DOI 10.3917/eres.outat.2005.01.0017

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