Numérique

La transparence dans l’espace numérique: entretien avec Vincent Mabillard 

Par Jonathan David, coordonnateur en gestion de l‘information au CSS Marguerite-Bourgeoys et responsable du blogue Convergence

Depuis quelques années, il ne se passe pas une semaine sans qu’un média nous rappelle que la désinformation est devenue un véritable fléau dans nos sociétés. Les médias sociaux – mais pas qu’eux – à travers les publications d’influenceurs « éclairés », de politiciens populistes ou de riches hommes d’affaire mégalomane, nous partagent chaque jour son lot de « vérités alternatives » et « d’images truquées ».

Paradoxalement, jamais les citoyens n’ont eu autant d’outils pour accéder directement aux « vraies » données de l’état, du moins au Québec.

Que ce soit le nombre de passage à vélo quotidien sur chaque piste cyclable de la Ville de Montréal ou les détails sur chaque collecte des matières résiduelles de la Ville de Rimouski, que l’on souhaite consulter la carte interactive de présence des zones inondables cartographiées du Ministère des ressources naturelles et des forêts, ou encore les écarts de température relatifs de surface pour tous les périmètres d’urbanisation de petite taille élaborée par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), la grande quantité et variété de données ouvertes provenant des organismes publics est impressionnante.

C’est que depuis 2012 déjà, le gouvernement du Québec s’est engagé à rendre plus accessible ses données. Il n’est pas le seul, il suit une tendance dans les pays occidentaux qui consiste à adopter une « gouvernance ouverte ». La transparence de l’appareil étatique serait même une garantie d’une saine tenue des ressources publiques.

Bien sûr l’évolution des espaces de diffusion – du journal, de la radio puis de la télévision d’hier aux espaces numériques d’aujourd’hui – a facilité cette transformation vers un accès direct, « sans le filtre médiatique » (mais désormais sous le filtre algorithmique, ajouteront avec justesse certains). L’accès direct sur une même plateforme peut à la fois contenir du « vrai » comme au « faux », comme nous venons de le mentionner. D’où peut-être l’importance de faciliter l’accès au premier pour contenir les effets du second.

Pour en savoir davantage sur la question, je m’entretient avec Vincent Mabillard, auteur de l’ouvrage La transparence dans l’espace numérique : Principes, développements, enjeux, parus l’an dernier aux Presse de l’Université du Québec.

***

J.D. – Dans de nombreux discours actuels, la transparence est quelque chose qui semble aller de soi « quand on n’a rien à cacher » ; son invocation à elle seule permet d’annoncer qu’on est vertueux « par défaut ». Signe de bonne conduite de l’état, son application semble être « la priorité » de tous les paliers de gouvernance, du moins sur papier. Or est-ce que celle-ci se concrétise réellement dans les pratiques au quotidien ?

V.M. – Il y a en effet cette impression, grâce au développement du numérique, que de plus en plus d’informations sont communiquées, sur différents canaux. Moins connu du grand public, le droit à l’information est également devenu une réalité, du moins sur papier, dans un peu plus de la moitié des pays du globe, avec parfois des lois s’appliquant à l’échelon régional. Pour autant, les recherches en la matière montrent une grande hétérogénéité des pratiques, en fonction de considérations différentes. Certains pays ont une culture de l’ouverture administrative plus développée que d’autres ; le rapport aux informations privées diffère d’un pays à un autre ; les ressources dédiées à la transparence peuvent aussi fortement changer d’un contexte à un autre ; etc. Ce qui me frappe, c’est la place de plus en plus importante prise par les informations communiquées par des intermédiaires, en particulier les lanceurs d’alerte. Cette forme de transparence imposée aux organisations publiques les pousse à réagir rapidement, chamboulant parfois leurs habitudes de communication.

J.D. – Quelles formes prend la transparence ? Comment la mesure-t-on ? Qui s’en occupe ?

V.M. – Les trois grandes formes sont la transparence active, soit les informations proactivement communiquées par les administrations ; la transparence passive, qui correspond aux réponses que doivent apporter les administrations lorsqu’une demande leur est adressée via les lois d’accès à l’information ; et la transparence qui émane d’intermédiaires.

Les mesures varient, mais la tendance, dans le cadre de la transparence active, est à l’évaluation des sites web et des portails de données ouvertes (disponibilité et qualité des données partagées). La transparence en ligne est généralement gérée par les administrations compétentes, par le service communication par exemple.

En matière de transparence passive, l’évaluation porte plutôt sur le cadre juridique et la mise en œuvre, par exemple par le biais d’expériences de terrain visant à mesurer la réactivité des administrations. Dans certains pays, l’évaluation de la loi d’accès à l’information par des prestataires externes (des consultants, des chercheurs, etc.) ou par l’administration elle-même est prévue dans le texte de la loi.

Enfin, les analyses portant sur les lanceurs d’alerte se concentrent généralement sur le cadre juridique en place, et la manière dont ces personnes sont traitées. Les discussions sont de nature académique, mais également pratique, comme le montrent les récentes initiatives de la Commission européenne sur la protection de ces personnes.

J.D. – Si on s’attarde et que l’on compare la situation des paliers fédéraux, provinciaux et municipaux, est-ce que l’un ou l’autre a acquis plus de « maturité » dans la transparence ? Est-ce que tous partagent la même vision ?

V.M. – Il est difficile de se faire une idée précise de la question en l’absence de rapports statistiques détaillés, notamment au niveau régional. Au niveau municipal, dans la plupart des pays fédéraux, c’est la loi régionale qui s’applique, il est donc encore une fois difficile de dresser un état des lieux précis. Il convient également de rester prudent dans la comparaison des différents niveaux de pouvoir, en fonction des différents territoires considérés. Il est par exemple tout à fait possible qu’une petite municipalité mette en place des dispositifs de transparence moins développés au regard de la loi et des avancées technologiques récentes, mais privilégie un rapport plus étroit, de proximité, avec ses administrés.

Ce qu’il est possible de dire, dans une comparaison interrégionale et entre régions et administration fédérale, c’est que les mécanismes prévus dans la loi peuvent varier. En effet, dans certains cas, une commission d’accès sera privilégiée, alors que dans d’autres juridictions, c’est un préposé à l’information qui est en place. Parfois, ce préposé assure également la protection des données en plus de la transparence. Concernant la transparence active, certaines régions peuvent aussi mettre en place des portails de données ouvertes plus développés qu’ailleurs, en fonction des moyens alloués et des compétences disponibles.

J.D. – La transparence nécessite-t-elle plus de ressources ? Est-elle accessible à tous ? Autrement dit est-ce que l’application de ses principes est quelque chose que peut se permettre les petites municipalités autant que les métropoles, par exemple?

V.M. – Par définition, la loi s’applique partout. Mais pour moi, il est avant tout question de changer de logiciel, c’est-à-dire de préférer la transparence au secret dans les échanges avec les administrés. Le fait de consigner les échanges sous forme de document et de ne pas privilégier des échanges oraux pour échapper à la loi ne dépend pas de la taille des municipalités ou des régions. En ce qui concerne la transparence active, je pense qu’il y a une différence à faire entre l’exercice systématique de mise à disposition de l’information, très chronophage et donc gourmand en ressources, et une communication basée sur les besoins informationnels prioritaires des citoyens, et bien coordonnée. En ce sens, il n’est pas uniquement question de moyens, mais surtout d’efficacité et de coordination dans la communication des autorités. Pour ne donner qu’un exemple, dans la majorité des cas, il est difficile de savoir à qui s’adresser lorsque l’on fait une demande. Ceci conduit à multiplier les échanges, à l’intérieur des administrations, mais également entre administrés et administrations lorsque celles-ci ne répondent pas à la demande. Or indiquer un contact direct, joindre une explication simple et précise des démarches à entreprendre, et bien organiser les processus de réponse ne nécessitent pas forcément plus de moyens.

J.D. – Un des buts recherchés avec la transparence est de pouvoir répondre au désir des gouvernés de savoir ce que font les gouvernants. Selon vos recherches, est-ce que celle-ci conduit concrètement à l’augmentation de la confiance de la population envers l’appareil étatique ?

V.M. – La relation entre transparence et confiance est généralement considérée comme acquise, et sous-tend la logique d’ouverture administrative. Dans cette perspective normative, le raisonnement est le suivant : pour bien fonctionner, l’Etat a besoin de la confiance de ses citoyens, ce qui permet de renforcer la légitimité des décisions prises et des actions entreprises ; le fait d’exposer publiquement la prise de décision, les procédures suivies et le fonctionnement de l’Etat dans son ensemble favorise la confiance ; donc la transparence renforce la confiance. Dans les faits, cette relation est plus complexe pour plusieurs raisons. La première tient au fait que la confiance dépend de multiples facteurs, et qu’isoler la relation entre transparence et confiance est extrêmement difficile à réaliser empiriquement. La deuxième correspond à la connaissance limitée de la population en matière de transparence. Concernant les lois d’accès à l’information, la majorité des études se concentrent sur les perceptions des personnes ayant soumis une requête, soit une infime majorité des citoyens, et pas forcément représentatifs de la population, puisqu’il s’agit souvent de groupes organisés tirant un avantage direct de l’usage de la loi, tels que les journalistes ou les chercheurs. Enfin, la troisième raison, la plus importante à mes yeux, concerne la différence entre la diffusion d’information brute par l’émetteur, et sa compréhension par les récepteurs. À cet égard, une information mal comprise, ou qui suscite un débat entre les émetteurs, peut créer de la confusion, et donc de la méfiance de la part du public. Si l’on prend l’exemple de l’annonce des mesures à prendre dans le traitement d’une maladie, il n’est pas certain qu’un patient ayant assisté aux échanges entre médecins sortirait rassuré de ces discussions… Tout est donc question de contexte et de sensibilité de l’information. Par ailleurs, certains chercheurs assurent qu’un certain degré de méfiance est consubstantiel à la démocratie, car il permet d’évaluer les gouvernants et de ne pas les suivre aveuglément, par le biais d’une confiance absolue.

J.D. – Un autre but qui est recherché avec les données ouvertes est d’augmenter la participation citoyenne aux affaires de l’État. Selon vos constats, qui concrètement consulte ces données ? Les chercheurs, les journalistes, les entreprises privées, ou également la population en général ? L’accès, l’analyse et la compréhension des données nécessitent tout de même un certain niveau de connaissance, des outils informatiques, et surtout du temps.

V.M. – Pour reprendre ce que j’écrivais sur les lois d’accès à l’information, les données ouvertes sont avant tout consultées par des personnes en tirant profit, c’est-à-dire qui peuvent ou doivent en faire usage dans un cadre le plus souvent professionnel. L’accès à ces données demande effectivement du temps, et exige des compétences et des outils informatiques, mais je ne suis pas sûr que cela soit le plus important pour la population dans son ensemble. Ces considérations me semblent déterminantes pour les personnes qui ont besoin de consulter et de mobiliser ces données, aussi pour informer la population, ce qui in fine bénéficie à l’ensemble de la société. Lorsqu’il s’agit de données pouvant toucher directement les citoyens, il est indispensable de rendre ces données facilement accessibles, par exemple en les accompagnant d’une explication ou d’une autre manière de les obtenir. Il est par exemple essentiel que les informations relatives aux entreprises procédant à des travaux de désamiantage, ou au taux d’imposition, soient facilement accessibles. En revanche, je ne suis pas certain que les statistiques du nombre de voitures selon le type de ménage par commune au cours de l’année X soient une priorité pour le citoyen. Mais cela n’empêche pas que la bonne présentation de ces statistiques, leur accès et leur téléchargement dans un format lisible reste indispensable pour les personnes usant de ces données. Il y a donc une responsabilité des autorités publiques à rendre ces informations utilisables pour qu’une communication plus large puisse avoir lieu, par le biais de publications dans la presse notamment.

J.D. – L’accès à l’information est une forme de transparence qui a eu son lot de critiques dernièrement avec de nombreux appels pour une révision de la loi. Partagez-vous ces constatations ?

V.M. – Le problème de la loi n’est souvent pas la loi elle-même, mais son application déficiente. Le RTI rating, classement qui compare les lois d’accès à l’information dans le monde sur la seule base du cadre juridique existant, montre que le principe de la transparence « sur papier » ne suffit pas. Selon le RTI, le pays ayant la « meilleure » loi, ou du moins la plus complète en la matière, est d’ailleurs l’Afghanistan ! C’est donc avant tout sur les questions d’implémentation qu’il faut insister, et améliorer les processus. C’est d’ailleurs ce que montre la recherche, notamment par le biais d’expériences de terrain : les disparités entre administrations sont parfois énormes, alors qu’en théorie, la même loi s’applique…  Ceci dit, il est évident qu’une loi prévoyant des exceptions plus nombreuses, et donnant une définition étroite de ce qu’on entend par document, risque de limiter la portée et l’efficacité de la loi. Mais encore une fois, les dispositions de la loi ne permettent pas de juger de la transparence ; il est avant tout essentiel que les mesures soient prises, notamment en matière de médiation et de sanctions. Sans quoi la meilleure des lois reste un bout de papier sans réelle valeur.

J.D. – D’entrée de jeu nous disions que la transparence était généralement valorisée dans les discours. Cependant dans le cours des affaires quotidiennes, la sécurité de l’information est un enjeu tout autant d’actualité et trouver l’équilibre entre la divulgation et la retenue peut parfois être source d’inquiétude auprès des dirigeants. Devant les risques réputationnels ou la crainte de dévoiler de l’information stratégique, sentez-vous qu’il y a également un vent contraire ? Si c’est trop compliquer de savoir ce qui doit être accessible, c’est plus simple de s’en tenir au strict minimum ?

V.M. – Il est certain que protéger une information sensible amènera toujours les gens et les organisations à privilégier le secret. Ces notions de sensibilité de l’information et de secret sont en réalité au cœur du débat sur la portée de la transparence : qu’est-ce qui doit être protégé ? Qu’est-ce qui doit être classifié ? Une autre facette du débat, tout aussi importante, concerne la définition des secrets d’affaires et de l' »intérêt national ». Je pense que ce qui importe le plus en démocratie, c’est de pouvoir débattre de tout ces notions, et de co-construire leur définition et leur délimitation. Malheureusement, la complexité de ces sujets est peu abordée, et les évolutions des lois d’accès sont parfois noyées dans d’autres réformes ne faisant que peu de cas de la transparence. Par exemple, la réforme des services de renseignement suisses, leur octroyant des compétences élargies, visait également à créer une exception supplémentaire à la loi sur le principe de transparence dans l’administration. Mais ce genre de considération n’alimente que très peu les débats publics. Pour revenir à la question, je ferais la distinction entre la transparence mobilisée comme argument politique (qui oserait s’y opposer ?) et, au-delà des discours, l’application du principe de transparence, qui est un exercice beaucoup plus périlleux en pratique. Mais je crois que le plus important est de s’assurer d’un changement plus profond, au sein des administrations, en ce qui concerne la diffusion d’information et le rapport au citoyen dans son ensemble, et ce déjà pour les documents ne contenant pas forcément d’information mettant en péril la réputation d’une organisation.

J.D. – Pour conclure, jusqu’où ira la transparence ? Le rêve de certains d’obtenir l’information désirée, à la pièce, par n’importe qui n’importe quand n’importe où, massivement, pouvoir croiser des données et faire « parler les données » de toutes les façons possibles. S’en va-t-on vers une transparence totalement « nue » ? Un monde où tout le monde aura une vision panoptique à la Michel Foucault, un monde où tous se surveillent mutuellement ?

V.M. – Je crois que c’est un fantasme qui concerne une minorité de personnes dans le monde occidental. Il y a d’ailleurs à cet égard une fracture assez nette entre ce que l’on observe dans les pays gouvernés par des régimes autoritaires et les garde-fous mis en place dans les régimes démocratiques. Je dirais plutôt (en Europe en tout cas) que la tendance inverse s’observe, avec une protection de plus en plus forte des données personnelles. Or sans collecte de données, il est impossible de partager les données. À cet égard, la réticence des citoyens dans un grand nombre de pays européens à utiliser les applications de traçage (rien que le terme fait peur à beaucoup) durant la pandémie de Covid-19 est un exemple assez parlant. Il y a aussi le parallèle souvent fait entre transparence absolue (ou « nue ») et le totalitarisme, qui fort heureusement n’a pas franchement la cote auprès d’une écrasante majorité des citoyens.

***

Pour en savoir plus :  https://www.puq.ca/catalogue/livres/transparence-dans-espace-numerique-4189.html

À propos de l’auteur : Vincent Mabillard est professeur de management public à la Solvay Brussels School of Economics and Management de l’Université libre de Bruxelles. Ses recherches portent sur la transparence administrative, la communication publique, ainsi que l’attractivité des territoires.

Laisser un commentaire