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Priorisation et stratégies de conservation. Le débat français sur les archives essentielles vu du Québec

Par Jonathan David

2017 s’est terminée dans l’agitation chez nos collègues français. En effet, un des éléments marquants de la fin de l’année – et qui aura suscité de nombreux débats, tant dans le milieu de l’archivistique en France que dans les médias grand public – concerne la fuite du document confidentiel intitulé «Comité d’action publique 2022 ». Ce document de travail, qui provient du Ministère de la Culture, a provoqué une controverse largement médiatisée en France. La notion d’archives essentielles s’est alors retrouvée au cœur de ce débat, qui portait au départ sur des calculs budgétaires plus restrictifs pour la conservation des archives. Ce billet tente de faire un compte-rendu de l’affaire tout en intégrant quelques précisions sur la variante québécoise du qualificatif « essentiel ».

La fuite du document confidentiel «2022»

Faisons d’abord un petit résumé de la situation. La controverse débute avec certaines révélations dans Le Monde (14 novembre 2017).  Dans un document de synthèse confidentiel du ministère de la Culture (on retrouve le document entier sur le site l’Humanité, datant du 15 novembre), on retrouve diverses solutions privilégiées afin de réduire les couts reliés à la conservation des archives publiques.

Crédit: Mike Tungate.
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On affirme dans ce document que « conserver 100 km d’archives coûte 6 millions d’euros par an, sachant que 100 km entrent chaque année dans les services d’archives. Avec l’objectif CAP 22, réduire en flux de 10 à 20% la collecte annuelle et réévaluer les stocks d’au moins 15 km d’archives permettrait d’économiser en 5 ans 7 millions d’euros [1] ».

Afin d’obtenir cette cible de 10-20%, il est principalement privilégié de : (1) réduire la collecte et conservation aux « Archives essentielles », sans toutefois expliciter les conditions minimales pour atteindre cette soi-disant essentialité tant convoitée. (2) Miser sur la numérisation ; il est moins couteux, selon ce rapport, de conserver plus de numériques et moins de papier.

« Dès les premières lignes de ce document, on peut lire que le ministère doit revoir son « rôle » et « ses modes d’intervention » pour être « plus agile, plus stratège, plus innovant ». Il doit aussi « s’adapter à la réalité numérique et s’ancrer davantage sur le terrain [2]».

Les réactions

D’abord les fleurs. Cette fuite a été grandement médiatisée, tant chez les petits acteurs d’influence de notre profession que dans les mass medias grand public. On notera au passage deux points positifs reliés à cette controverse : (1) on n’a jamais autant parlé des archives et des archivistes; (2) Ce type d’évènement renforce les liens de solidarité de l’ensemble des acteurs qui partagent cette belle profession.

Maintenant les pots. La réaction du milieu fut catégorique. Du côté de L’humanité, on considère ce document comme explosif ; il « représente une offensive contre tous les secteurs de l’activité culturelle[3]». La plupart des autres sources s’accordent pour dire que ce papier est simpliste, irréaliste, et qu’il se rapproche du « coup de baguette magique comptable[4] ».

Sur Twitter, le hashtag #archivesessentielles est fort sollicité. Une pétition en ligne[5], avec comme titre « Les archives ne sont pas des stocks à réduire! Elles sont la mémoire de la nation », a collecté plus de 9000 signatures (en date du 16 janvier).

Les principaux arguments de la forte opposition à ce document sont les suivants:

1- Manque de consultation des archivistes. Même si on admet un problème d’archivobésité, il est légitime d’en débattre et d’analyser rigoureusement la situation de manière démocratique, en consultant les professionnels du milieu concerné. Après tout, ils sont les mieux placés pour juger de l’état de la situation. « Détruire les archives fait partie du travail de l’archiviste depuis toujours. Ce qui serait nouveau, c’est l’utilisation de critères trop restrictifs, du moins non débattus démocratiquement [6]».

2- Dans le même ordre d’idée, on remarque également un manque de rigueur dans ce rapport. La notion d’archive essentielle n’est en aucun cas expliquée et définie.

3- Il manque également de crédibilité au niveau des chiffres avancés. La cible de 10-20%, « un chiffre choisi un peu aléatoirement[7] », ne repose sur aucune étude concrète. D’autres comme Françoise Banat-Berger, directrice des Archives nationales, rejettent l’idée de détruire davantage : « Depuis des décennies, la communauté des archives et du service public d’archives ont une méthode de travail scientifique, encadrée par des normes, une véritable réflexion sur les critères d’évaluation, qui fait que grosso modo on élimine 90% des archives qui sont produites. Donc il n’est pas du tout question de faire plus [8] ».

4- Il n’est pas si évident de prétendre que le passage aux archives numériques réduirait significativement le cout de conservation. On ne calcule pas ici les migrations de données / formats, etc. Encore là, il y a un manque flagrant d’analyse. Or, on ne fait pas de diagnostic avant de connaitre tous les symptômes associés au problème identifié au départ. « Scanner des archives à tour de bras ne fait faire des économies que si l’on ne tient pas compte des coûts de maintenance des documents numériques, sur un temps plus long que l’espérance de vie des supports et logiciels informatiques. Des pistes d’économies existent, mais elles doivent s’appuyer sur des analyses plus sérieuses[9] ».

La réplique

Crédit : skepticalview.
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La ministre de la Culture, Françoise Nyssen, a poussé l’injure plus loin en déclarant vouloir porter plainte après la publication « de documents « internes », « non validés », contenant des « pistes de travail » pour réformer l’audiovisuel public[10] ». Ces menaces ont, à leur tour, enflammé les commentateurs. « Le seul fait d’envisager enquêter sur la source d’un journaliste est inquiétant en soi, surtout de la part d’une ministre de la Communication. (…) Elle est allée trop loin, insiste l’avocat. C’est une décision qui m’a surpris, pour ne pas dire choqué [11]».

L’Appel de Montreuil : réplique globale du milieu des arts et de la culture

La contestation s’élargit une fois de plus avec ce qui s’est autobaptisé l’appel de Montreuil. Lancée le 15 janvier, il s’agit d’un mouvement de contestation qui représente le mécontentement de l’ensemble du milieu de la culture. Vous pouvez suivre le mouvement sur Twitter: #AppelDeMontreuil sur Twitter, consulter la pétition ici, et trouver un entretien avec l’initiatrice du mouvement ici.

Le mouvement souhaite réunir les « organisations, syndicats et professionnels du monde de la culture qui n’ont pour l’instant aucune visibilité sur les projets en matière de politique culturelle [et qui] soulignent un certain nombre de signaux alarmants [dans la gestion du ministère] [12].» Ils y dénoncent la « vision comptable » de Françoise Nyssen, la ministre de la Culture.[13]».

Retour à la théorie : Qu’est-ce qu’une archive essentielle et comment évaluer la valeur d’une archive?

La valeur donnée à une archive dépend d’abord du regard porté par l’évaluateur. On doit rappeler que l’archive peut avoir plusieurs valeurs : administrative, juridique, historique.

« Il existe deux processus d’archivage, que l’on distingue par le bénéficiaire de l’opération : d’un côté, les documents sont archivés par et pour leur producteur dès leur création, à des fins de preuve et de traces internes (archivage managérial) ; de l’autre, les documents sont sélectionnés (dès leur production ou plus tard) pour constituer les archives historiques de la nation ou d’une collectivité. Les intérêts des uns (les entités productrices) et des autres (les chercheurs) diffèrent, même s’ils peuvent se recouper[14] ».

Aussi l’évaluation de « l’essentialité » d’un document ne se fait pas sur les mêmes critères pour ces deux bénéficiaires. Qu’est-ce qu’une archive essentielle, selon ce document défendu par la ministre de la Culture Françoise Nyssen? Le terme lui sert à décrire ce qui serait un critère ultime pour juger de la valeur historique, ce qui guide les méthodes de sélection des « archives définitives ». Au Québec, l’archive essentielle est plutôt axée sur les besoins du producteur. On la définit par ce qui est nécessaire à la bonne poursuite des activités de l’organisation en cas de sinistre majeur (feu, vol, vandalisme, etc.).

Crédit: Victor.
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On peut en effet rappeler à cet effet les recommandations BAnQ concernant Le programme de gestion des documents essentiels. « Cette responsabilité comprend l’identification, la sélection et la protection des documents jugés essentiels pour qu’un organisme puisse s’acquitter de ses obligations. Un document essentiel est indispensable au fonctionnement d’un organisme et lui permet d’assurer la continuité ou le rétablissement de ses activités ainsi que le respect de ses droits et de ses obligations pendant ou après une situation d’urgence ou un sinistre.[15]»

Plusieurs commentateurs ont bien noté que ce débat sur les archives essentielles était quelque peu confus au départ.

« C’est pourquoi l’affaire récente sur les « archives essentielles » est assez désolante, car elle repose sur un quiproquo stérile. L’expression « archives essentielles », qui a soudain fait florès, est la transposition d’une notion anglo-saxonne déformée et décontextualisée[16] ».

Il serait judicieux, selon moi, d’oublier cette idée d’archive essentielle, et de recentrer le débat, comme certain l’on déjà avancé, sur un autre enjeu qui pèse véritablement dans la balance budgétaire :

« Je ne pense pas que la question porte sur essentielle / pas essentielle, je crois que la question porte sur encombrement / pas encombrement. Il y a des archives qui prennent beaucoup de place [17]».

C’est finalement à l’aide de critères d’évaluation que l’on juge de la valeur des documents et qu’une décision de conserver ou non peut être prise. Peut-être pourrions-nous conclure en osant offrir à Mme Nyssen quelques modestes recommandations québécoises, du moins un point de départ commode, concernant quelques critères majeurs pour l’évaluation des archives historiques : les recommandations de BAnQ concernant le tri !

Conclusion : plus de transparence

La grande leçon de ce fiasco communicationnelle réside, selon moi, dans une meilleure communication. Il est facile de faire un amalgame entre « confidentiel » et « complot », et le secret ne fait qu’alimenter la machine à spéculations. La moindre des choses est de consulter d’abord les personnes concernées, et cela permet non seulement de parler le même langage qu’eux, mais également de trouver un compromis acceptable, et surtout terre-à-terre.

Crédit: RestrictedData.
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Il est important de rappeler la grande fonction d’une profession : un système semi-autonome qui, grâce à la somme d’expériences et d’expertises (pratiques et théoriques) accumulées, régule de façon constructive et démocratique les futures pratiques dans une certaine zone d’activité limitée. C’est le cas des archivistes, qui encore en 2018 bénéficie de nombreuses Associations, revues professionnelles. On partage un langage, et notre système de formation et assez mature pour former un noyau fort de connaissance plutôt stable dans le temps. L’évaluation de la valeur d’une archive fait partie des grandes fonctions de l’archiviste. Plusieurs outils sont mis en place pour ce faire.

Et si – on peut quand même se poser la question -, si au départ cette fuite était intentionnelle, s’il s’agissait, en bon politicien, d’un ballon politique, soit une nouvelle pour connaitre l’opinion du public sur un sujet donné, une machine à rumeur, et bien Mme Nyssen aura eu une réponse au-delà de ses attentes! Bref, une histoire à suivre en 2018 avec beaucoup d’intérêt.

Mise à jour 9 février 2018: La ministre de la culture Françoise Nyssen vient d’offrir une première réponse lors du Conseil économique, social et environnemental: « Nous ne ferons pas d’économie sur notre mémoire » (lire la suite ICI).

***

Pour aller plus loin:

Sur la notion d’archive essentielle au Québec:

http://www.banq.qc.ca/archives/archivistique_gestion/aide_conseil/documents_essentiels

https://www.google.ca/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=2&ved=0ahUKEwjCnJSoi-3YAhVIG6wKHcVSCikQFgguMAE&url=http%3A%2F%2Fwww.banq.qc.ca%2Fdocuments%2Farchives%2Farchivistique_ged%2Fpublications%2FChapitre_tri_archives.doc%3Flanguage_id%3D3&usg=AOvVaw0c

Revue de presse en lien avec le sujet:

Table ronde sur le métier et sur la question de l’archive essentielle ici.

https://www.humanite.fr/interrogations-autour-du-metier-darchiviste-conservation-des-archives-essentielles-un-tournant

https://www.humanite.fr/dereglementation-cap-2022-une-offensive-en-regle-menacant-la-culture-645624

https://www.franceculture.fr/histoire/des-historiens-et-des-archivistes-denoncent-une-gestion-comptable-des-archives-par-l-etat

Cliquer pour accéder à confid_031117_mcc_travaux_cap_2022.pdf

https://www.actualitte.com/article/tribunes/comite-d-action-publique-2022-les-archives-sont-essentielles-pour-tous/85916

https://beta.arretsurimages.net/emissions/archives-cest-normal-de-conserver-skyblog

https://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-27-novembre-2017

http://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/a-qui-confier-les-archives-non-essentielles

https://www.franceculture.fr/histoire/des-historiens-et-des-archivistes-denoncent-une-gestion-comptable-des-archives-par-l-etat

Les archives, et la généalogie, sont-elles solubles dans le budget de l’État ?

http://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-27-novembre-2017

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[1] https://www.franceculture.fr/histoire/des-historiens-et-des-archivistes-denoncent-une-gestion-comptable-des-archives-par-l-etat

[2] http://www.lemonde.fr/culture/article/2017/11/14/les-pistes-de-reformes-envisagees-pour-la-culture_5214495_3246.html

[3] https://www.humanite.fr/dereglementation-cap-2022-une-offensive-en-regle-menacant-la-culture-645624

[4] https://www.actualitte.com/article/tribunes/comite-d-action-publique-2022-les-archives-sont-essentielles-pour-tous/85916

[5] https://www.change.org/p/les-archives-ne-sont-pas-des-stocks-à-réduire-elles-sont-la-mémoire-de-la-nation

[6] https://beta.arretsurimages.net/emissions/archives-cest-normal-de-conserver-skyblog

[7] https://beta.arretsurimages.net/emissions/archives-cest-normal-de-conserver-skyblog (5min04)

[8] https://www.franceculture.fr/histoire/des-historiens-et-des-archivistes-denoncent-une-gestion-comptable-des-archives-par-l-etat

[9] https://www.humanite.fr/interrogations-autour-du-metier-darchiviste-conservation-des-archives-essentielles-un-tournant

[10] http://www.bfmtv.com/culture/francoise-nyssen-porte-plainte-apres-la-divulgation-d-un-document-interne-publie-par-le-monde-1303029.html

[11] http://www.rtl.fr/actu/politique/menace-de-plainte-contre-le-monde-nyssen-est-allee-trop-loin-estime-un-avocat-7791070033

[12] https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/150118/lappel-de-montreuil-ou-linquietude-des-professionnels-de-la-culture

[13] https://culturebox.francetvinfo.fr/culture/les-3-raisons-de-l-inquietude-des-professionnels-de-la-culture-268041

[14] https://humanite.fr/conservation-des-archives-essentielles-un-tournant-inquietant-648533

[15] http://www.banq.qc.ca/archives/archivistique_gestion/aide_conseil/documents_essentiels/

[16] https://humanite.fr/conservation-des-archives-essentielles-un-tournant-inquietant-648533

[17] https://beta.arretsurimages.net/emissions/archives-cest-normal-de-conserver-skyblog (6 min05)

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