Archives au quotidien

Les archives ne font pas histoire par elles-mêmes. Topologie d’une absence

Par Chantal Partamian, étudiante à l’EBSI, Université de Montréal

En entamant un certificat en archivistique, j’ai été confrontée au cadre traditionnel de l’utilisation des archives, un cadre qui privilégie cette dernière à des fins administratives, scientifiques ou patrimoniales. Toutefois, ce qui m’intéresse dans cet essai, c’est la relation des archives avec la mémoire, les fantasmes collectifs et l’importance de l’accès à nos images. Des enjeux et questions qui surgissent autour de l’œuvre audiovisuelle évoquée plus loin, titrée: Topologie d’une absence (2021).

Les archives sont supposées fournir une idée sur les événements du passé et être fiables, intègres, authentiques et accessibles. C’est ce que présente l’international council on archives dans sa description de ces dernières. (International Council on Archives. (s. d.)) Elles sont créées et conservées en vue de leur utilité, ce qui présume donc que l’acte d’archiver est aussi un acte de destruction et de mise à l’écart de ce que l’archiviste ou l’institution qui reçoit ces archives pensent être d’importance ou d’utilité. Bien que “le document rende compte fidèlement de la réalité, même si c’est à travers le point de vue de la personne ou de l’organisme producteur”. (International Council on Archives. (s. d.)), la mise à l’écart et la subjectivité ainsi que le positionnement de l’archiviste peuvent engendrer l’oubli. Elles posent aussi la question de l’intégrité, de la vue d’ensemble et de l’interprétation correcte des référents socioculturels.

Dans les années 1920, des opérateurs Pathé et Gaumont anonymes défilent à Beyrouth, ils filment une ville en transition d’un empire vers un mandat. Ils filment, sans le savoir, tout ce qui va disparaître au cours des prochaines décennies. Ces archives appartenant à deux grandes compagnies, ne sont pas rendues publiques au Liban, elles sont dénichées par le biais du hasard et des contacts par le cinéaste Rami Sabbagh et le musicien Sharif Sehnaoui dans le cadre d’une commande de la part du Festival Arsmondo.

C’est ainsi que naît Topologie d’une Absence, une création cinématographique et musicale conçue par Rami el Sabbagh et les musiciens Sharif Sehnaoui, Abed Kobeissy et Gregory Dargent à partir d’archives filmées par des opérateurs Pathé et Gaumont. D’après le site de l’opéra national du Rhin, c’est “Une plongée dans le temps ou plutôt une réapparition d’un passé qui nous regarde aujourd’hui, cent ans après que les corps, les visages, les yeux ont été saisis par la caméra, que la ville de Beyrouth, une cité empreinte alors de toute son histoire ottomane, a été filmée par des opérateurs dont on ne sait rien.” (Opéra national du Rhin, Juin 2021)

“L’archive comme concept doit être distinguée des archives en tant que documents. D’une part, afin de mieux couvrir les différentes visions et utilisations des archives selon les domaines et discours autres qu’archivistique et, d’autre part, afin de mieux rendre compte de cette rencontre, historiquement déterminée, entre un objet (les archives) et un utilisateur permettant à ce dernier de s’inscrire dans le temps.” (Lemay, Y. et Klein, A., 2016, p.194). Dans un entretien avec Nour Ouayda et Carine Doumit, dans le cadre du workshop « In Defense of Digressions: A Seminar about Second-Hand Cinema Practices », de la dixième édition du Home Workspace Program de Ashkal Alwan (juin 2021), Sabbagh décrit son contact avec les archives filmiques « comme si c’étaient des apparitions, un miracle. Quelque chose de très fantomatique leur était attaché, dans la façon dont elles se présentaient à moi. Cette contradiction, entre la fascination devant elles et la frustration devant leur absence, a beaucoup affecté notre façon d’aborder ces archives. » (Doumit et Ouayda, 2021).

Cette disparition de notre histoire imagée de cette période ou sa limitation aux images produites par les pouvoirs fait en sorte qu’il n’y ait pas de transmission intergénérationnelle et donc un manque d’accumulation de savoir. Cela génère un éblouissement constant et nourrit une nostalgie de faux récits. A travers un assemblage des bribes d’images, naît le projet de Topologie d’une absence. L’acte de monter les archives devient, on dirait, la création d’une unité temporelle. Quel sens donner à des images polysémiques? Quel référent utiliser ou penser, pour interpréter ce qu’elles représentent? Sabbagh pendant l’entretien continue : « Je savais, par exemple, que je ne voulais utiliser aucune image contenant le drapeau français. Il apparaissait généralement au sommet de bâtiments officiels, nous ramenant constamment au mandat français et sa présence dans la ville et le pays. Ma réaction politique première a été de sauver ces images de la grille de lecture coloniale systématique. Je voulais qu’elles soient simplement des images de notre ville, du port, des rues […] On sent bien dans ces plans que quelqu’un est en train de dire : « voilà ce qui est à nous. Nous possédons la mer, les montagnes, et toute la terre entre les deux ». Comme si la caméra du colon cartographiait ses biens.” (Doumit et Ouayda, 2021)

Dans cette œuvre de remontage, l’intervention ne nous est pas visible tout à coup. L’éblouissement est le nôtre aussi. Les soustractions, les surimpressions et la cadence ainsi que la répétition des plans et l’intervention du geste des cinéastes deviennent évidents au fur et à mesure pour tenter de créer un contre récit. D’après Sabbagh, au cours d’une conversation téléphonique, le désir qui animait le processus était celui de “reconstruire la ville, construire une ville fictive, comme si au début fut la ville et puis les gens y sont apparus. Utiliser un récit de fiction pour libérer les archives, pour pouvoir les transformer en contre image d’après un contre récit.”

Entre archives, histoire(s) et fiction, apparaît le récit de soi. Les archives sont un réservoir de potentiels, elles ne font pas l’histoire toutes seules. Dans Topologie d’une absence, au lieu d’être un espace de médiation, un bien à se réapproprier, une marchandisation, on sort de l’histoire qu’elles nous imposent pour essayer de devenir son contre champ. Sabbagh continue, « Je pense aussi que nous nous devons d’avoir un autre rapport à ces archives, en dehors de l’histoire qu’elles nous imposent ; que si nous réagissons violemment devant elles, nous leur permettons, encore aujourd’hui, d’avoir de l’autorité sur ce que nous pensons et ressentons. Et je pense que nous avions besoin de trouver notre propre façon de les regarder. [..] Je n’aime pas le mot « réappropriation ». Je préfère penser en termes de libération : libérer ces images de la violente appropriation coloniale qu’on leur a infligées. » (Doumit et Ouayda, 2021).

Dans une zone de conflit ou dans les pays post-coloniaux où la majorité des archives sont construites par un regard colonisateur et le reste détruit ou mal préservé, où les bases de données et l’information sur les documents filmiques sont absents dû à multiples raisons, ou des collections sont inaccessibles dans des vaults d’autres pays ou cinémathèques, on se pose la question de l’authenticité et de l’intégrité archivistique et de sa limitation en ce qui concerne le regard porté sur les événements du passé.

Dans le cas de Topologie d’une absence, “Ce n’est pas le passé qui est absent, mais nous, spectateurs, qui sommes absents. C’est la topologie de notre absence , la dissonance entre la topologie et l’absence. Nous sommes spectateurs aliénés de ce qu’on voit et l’apparition c’est notre regard sur ses images qui créent une rupture déontologique.” (El Sabbagh, R. conversations, 2022).

Si « L’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers » (Foucault cité par Méchoulan p. 170-171) et quand manque le contre-archive aux archives du discours hégémonique, comment contrer cet espace lacunaire, cette exclusion de nous ? Quelle mémoire sommes-nous en train d’activer ? Si “la fiabilité et l’authenticité sont des constructions historiques et non des vérités éternelles et qu’elles doivent être revues alors que des nouvelles façons de voir la relation entre les documents d’archives et le monde émergent”, (MacNeil, 2001, Résumé) c’est peut-être en arrachant les archives à leurs contextes historiques décontextualisés, qu’on pourrait apprivoiser les fantômes et les arracher à l’oubli. En éclairant davantage l’invisible, le discours hégémonique et le potentiel des marges et des futurs possibles on pourra peut-être recomposer la mémoire d’une manière critique et considérer ce qui en ressort comme une nouvelle archive.

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*Ce billet est une version rehaussée d’un travail qui a été réalisé à l’EBSI, Université de Montréal, dans le cadre du cours ARV1056 Diffusion, communication et exploitation donné au trimestre d’hiver 2022 par Annaëlle Winand.

Références :

  1. Que sont les archives ? | International Council on Archives. (s. ). Repéré à https://www.ica.org/fr/que-sont-les-archives
  2. Topologie d’une absence • Sehnaoui & El Sabagh. | Opéra national du Rhin. (Juin, 2021). Repéré à https://operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2020-2021/film-und-musik-der-gegenwart/topologie-dune- absence-sehnaoui-el-sabagh
  3. Lemay, Y. et Klein, A. (2016). Archives et création : bilan et suites de la recherche. Dans Y. Lemay et A. Klein (dir.), Archives et création : nouvelles perspectives sur l’archivistique. Cahier 3 Montréal, QC : Université de Montréal, École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (EBSI). Repéré à http://hdl.handle.net/1866/16353
  4. El Sabbagh, R. cité par Nour Ouayda et Carine Doumit, (2021), lors du workshop « In Defense of Digressions: A Seminar about Second-Hand Cinema Practices », dans le cadre de la dixième édition du Home Workspace Program de Ashkal Repéré à https://horschamp.qc.ca/article/cartographier-labsence-un-echange-avec-rami-el-sabbagh-autour-de-topologie-dune-absence-2021
  1. Foucault, , cité par Méchoulan Éric, (2011) dans Introduction. Des archives à l’archive. Intermédialités: Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, Revue intermédialités (Presses de l’Université de Montréal) (18) Repéré à https://www.erudit.org/fr/revues/im/2011-n18-im087/1009071ar.pdf
  2. MacNeil, (2001). Trusting Records in a Postmodern World. Archivaria, (51), (Résumé). Repéré dans : https://archivaria.ca/index.php/archivaria/article/view/12793

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