Types : audiovisuel

Rapport du cinéma postmoderne à l’archivistique

par Arielle Leung Razafiarimanana, étudiante à l’EBSI (Université de Montréal)

Afin de comprendre la relation entre l’archivistique et le cinéma, je vais tenter de vous présenter comment, dans l’évolution de son histoire, le cinéma en est venu à explorer les archives audiovisuelles de façon aussi soutenue. L’intérêt marqué du cinéma postmoderne à l’Histoire (au passé) a engendré des contextes d’utilisation et attiré des usager.ère.s des archives audiovisuelles de toutes provenances possibles. Cet accroissement d’activités autour des archives audiovisuelles a entraîné des défis d’envergures qui ont remis en question les structures organisationnelles et institutionnelles dans le domaine de l’archivistique. En effet, dans un contexte de révolution numérique qui favorise la multiplication et l’excès des documents archivistiques, les notions fondamentales propres aux archives se sont vues remises en question. Je parlerai ainsi des valeurs de mémoire et d’historicité qui accompagnent les valeurs d’authenticité des archives. Face à ce phénomène, les archivistes ont dû revoir leur pratique afin de soutenir cet engouement tout en tentant de respecter (et maintenir) ces valeurs qui leurs sont propres. Pour cela, la pensée archivistique se doit d’adopter un tournant majeur afin de permettre de rompre la vision traditionnelle de l’archivistique vers une vision plus large, tournée vers le futur. On pourrait alors parler de passer d’une vision de conservation vers une vision d’exploitation qui permettrait d’assurer la pérennité des archives dans le temps et d’assurer leur préservation (Lemay, 2016).

Évolution du cinéma et rapport du cinéma postmoderne à l’archivistique

Le cinéma, comme n’importe quel domaine artistique, littéraire ou politique, a connu plusieurs courants tout au long de son évolution. Il s’est notamment développé sous des formes de progression qui ont été influencées par différentes écoles, mouvements, styles, traitements, ou, plus généralement, par différents courants cinématographiques. Se démarquant par le cinéma classique et le cinéma moderne qui exploraient les images en mouvement en parallèle avec les innovations technologiques disponibles, le septième art était constamment porté à embrasser une approche progressiste, tournée vers le futur. Le cinéma moderne, en particulier, penchait énormément sur des unités culturelles et des hiérarchies de valeurs pour assurer des progrès socio-politiques dans sa pratique. À la différence de cette dernière, le cinéma postmoderne a pris naissance dans les années 1990 avec la tentative de résister à la structure pyramidale dominante du modernisme. Il prône davantage le mélange des époques, des périodes, des styles et des idées. Il en va de même pour la culture visuelle. Autant le cinéma moderne se caractérise par son engouement pour la technique et les inventions, autant le cinéma postmoderne n’hésite pas à explorer les images du passé et en créer de nouvelles réalités (Klein, 2014). C’est à cet instant que les archives audiovisuelles viennent se démarquer.

Le cinéma postmoderne se caractérise par plusieurs éléments (culture, économie et esthétique visuelle), mais c’est son rapport au passé, qui encourage l’exploration des images d’archives, qui va nous intéresser le plus pour ce travail. En effet, l’utilisation des archives audiovisuelles dans ce courant cinématographique amène une nouvelle perception des archives audiovisuelles. Ces dernières sont alors abordées pour des usages et des usager.ère.s hors de leur champ d’action traditionnel. Les archives sont considérées comme des fenêtres vers le passé où une clientèle de plus en plus étendue provenant majoritairement des milieux intellectuels et artistiques peut trouver de l’inspiration et du matériel pour créer de nouvelles œuvres et réalités propres au postmodernisme (Lebeau, 2021).  Cet engouement oblige conséquemment la pratique archivistique à revoir ses pratiques traditionnelles et à innover pour assumer cet intérêt tout en respectant ses particularités, notamment en termes de valeur de mémoire et d’accès à l’information.

Valeur historique et de mémoire des archives dans le cinéma

Face au postmodernisme, les périodes révolues font l’objet d’un nouvel engouement. Dans le domaine du cinéma, les archives audiovisuelles sont les fenêtres vers le passé et leurs accès et appropriation se multiplient de façon exponentielle par les usager.ère.s de toute provenance. Depuis les années 1990, les mutations technologiques ont permis la multiplication des images à un point tel que leur historicité s’en voit diluée – altérant la mémoire que les archives représentent. Et c’est pourtant cette historicité et cette mémoire qui démarquent les archives de tous autres matériels visuels pouvant être utilisés dans le domaine du cinéma. Dans la théorie du cinéma de réemploi explorée par Annaëlle Winand, les archives sont source de l’Histoire, mais aussi de la mémoire, et deviennent un élément clé de la création, tant sur un plan esthétique que critique (Winand, 2016). Sur le plan esthétique, les archives permettent l’exploration de différents effets visuels très prisés dans le postmodernisme.

CC BY-NC-ND 2.0 SOURCE

Nous pouvons, par exemple, y retrouver le fameux «archive effect» (Baron, 2014) qui permet de créer une disparité dans la temporalité d’un film. Sur le plan critique, les films d’archives peuvent construire une critique en problématisant le présent par le passé (Russell, 2013). La juxtaposition constante du passé, du présent et (la construction) du futur nécessite des valeurs de témoignage qui se doivent d’être authentiques. Les archives, de par leur définition, peuvent assumer ce rôle. Cependant, tel qu’expliqué plus haut, les mutations technologiques du début des années 90 ont permis la prolifération des archives sur toute forme de support (mais essentiellement le numérique), générant une surexploitation des images. Le tout étant motivé par l’argument commercial. Les archives s’en voient alors modifiées à l’excès au point d’en perdre leur historicité (Lindeperg, 2014). Le réalisateur Philippe Roger renchérit en stipulant que l’immédiateté, la réactualisation et les utilisations excessives des images nient le passé auquel elles font référence et que dès lors, plus rien n’est archive dans la société actuelle (Winand, 2016).

Conservation ou préservation ?

Les archivistes reconnaissent les changements qui se sont opérés dans le domaine du numérique, mais souhaitent maintenir les fonctions et les valeurs des archives (Winand, 2016). Ce faisant, les institutions ont commencé à établir des critères d’inclusion et d’exclusion (basés sur le budget et l’espace dont elles disposent) pour encadrer les archives et leur accès; et cela, dans le principal but de les conserver de toutes formes d’altérations présentées précédemment. Ernest Lindgren, premier conservateur de la National Film Archive, est persuadé que la conservation passe par la sélection et la non-projection (Le Roy, 2013). En sélectionnant et en limitant les accès aux archives, une grande partie de ce bassin de matériels cinématographiques n’est malheureusement plus accessible aux usager.ère.s potentiels. Des initiatives collectives ont alors pris naissance en réaction à cette école de pensée. Parmi cela, nous pouvons nommer les archives Prelinger qui ont été fondées en 1983 par Rick Prelinger. Le but principal des archives Prelinger est de collecter, préserver et rendre accessible les films d’importance historique qui n’ont pas été collectés ailleurs (Prelinger Archives (s.d.)). La collection Prelinger est constituée de plus de 60 000 films éphémères, c’est-à-dire des films industriels, éducatifs, amateurs et commerciaux, documentant la vie quotidienne, la culture, l’industrie et l’expérience personnelle (Martel et Prelinger, 2013). L’initiative collective Prelinger illustre une autre approche qu’est la préservation des archives – en opposition à la conservation. Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, pense que pour assurer la préservation, l’utilisation du dispositif, de la projection et de la programmation (Habib, 2013) pourraient être exploités. Ce faisant, il est nécessaire d’adopter une vision plus large, plus inclusive des archives dans leur exploitation. Il ne suffit plus aux archivistes d’amasser et d’organiser passivement un patrimoine, il est primordial de rendre les archives accessibles afin qu’elles puissent être exploitées, interrogées et partagées pour assurer leur intelligibilité, et par conséquent, leur pérennité dans le temps. C’est cette pérennité qui pourra assurer la préservation des archives (Klein, 2014).

Conclusion

Le cinéma postmoderne a initié un regain d’intérêt aux archives audiovisuelles. Ces dernières se sont avérées être une source de richesse sans limite par rapport à l’Histoire et la mémoire d’une société. Cependant, les usager.ère.s de cet héritage audiovisuel se sont retrouvé.e.s face à des défis tels que la perte des informations par l’obsolescence des supports. La révolution numérique a semblé pouvoir offrir une solution à cela, mais d’autres défis se sont présentés. Nous pouvons notamment nommer la prolifération et la surexploitation des images dans ces mutations technologiques. Cette prolifération des archives audiovisuelles, et les altérations qui en résultent, ont la particularité de banaliser leur valeur historique et leur intégrité. Or qu’est-ce qu’une archive sans cette valeur qui lui est si propre? Différentes approches ont tenté de solutionner cette problématique: conservation et préservation des archives. Mais face aux limites de la conservation, la préservation présente un tout autre rapport entre l’archive et son exploitation. La préservation ne repose pas sur la conservation passive des contenus qu’il faudrait garder intacts, mais […] repose au contraire sur la pratique active de [leur] interprétation et de [leur] exploitation » (Bachimont, 2009, p. 212). Cette exploitation permet notamment d’assurer une pérennité dans le temps et concrétise, conséquemment, ces notions. Les archivistes se doivent ainsi de revoir leur pratique et de dépasser la tension entre la diffusion et la conservation afin d’assurer et faciliter l’accès aux archives et à la mémoire. Le cinéma – qui est un excellent véhicule de diffusion – permet cela. Et plus précisément, le cinéma postmoderne, associé à son intérêt pour le passé, offre un des meilleurs outils pour la préservation des archives audiovisuelles.

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*Ce billet est une version révisée d’un travail qui a été réalisé à l’EBSI, Université de Montréal, dans le cadre du cours SCI6001 Sciences de l’information: archivistique donné au trimestre d’automne 2022 par Isabelle Dion.

Bibliographie

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Côté-Lapointe, S. Winand, A. Brochu, S. et Lemay, Y. (2017). Archives audiovisuelles : trois points de vue. Université de Montréal. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/19887

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Lebeau, L. (2021). Archives, cinéma et postmodernité. Convergence: le blogue de l’Association des archivistes du Québec. https://archivistesqc.wordpress.com/2021/05/03/postmoderne/

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Lemay, Y. et Klein, A. (2016). Archives et création : bilan et suites de la recherche. Dans Y. Lemay et A. Klein (dir.), Archives et création : nouvelles perspectives sur l’archivistique. Cahier 3 (p. 162-200). Montréal, QC : Université de Montréal, École de bibliothéconomie et des sciences de l’information). Repéré à http://hdl.handle.net/1866/16353

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Martel, C. et R. Prelinger. (2013). Looking Back at an Electronic Exchange with a Media Archeologist. An interview with Rick prelinger by Caroline Martel 12 1/2 years later. Dans M. Marie et A. Habib (dir.), L’avenir de la mémoire. Patrimoine, restauration, réemploi cinématographiques (p. 115–123). Villeuneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.

Russell, C. (2013). Benjamin, Prelinger, and The Moving Image Archive. Dans M. Marie et A. Habib (dir.), L’avenir de la mémoire. Patrimoine, restauration, réemploi cinématographiques (p. 101–113). Villeuneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.

Winand, A. (2016). Archives et réemploi dans les films expérimentaux. Archives. Volume 46, numéro 1, 2016, p. 35–45. https://id.erudit.org/iderudit/1035721ar

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