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Décoloniser les savoirs par la numérisation des archives

par Flavie Lemoine, étudiant à l’EBSI, Université de Montréal

Guy Berthiaume, un archiviste de renom au Canada, expliquait dans une conférence du vendredi 4 décembre 2020 que la numérisation redéfinit le rapport du public aux archives. Disponibles sur le web, les archives jouissent d’une accessibilité qui était jusqu’ici inégalée. La numérisation des archives peut notamment constituer une piste de solution vers un enjeu qui s’impose à la communauté archivistique et scientifique au XXIe siècle : la décolonisation des savoirs. Le colonialisme de peuplement ou d’implantation, est un système dynamique de justification et d’appropriation du territoire qui passe notamment par des tentatives continues depuis le XVIIe siècle d’éliminer et d’assimiler les Autochtones sur le territoire canadien actuel. Selon Jeff Corntassel (2005), rapporté par François Dansereau, « le colonialisme contemporain ne s’opérationnalise pas à travers l’élimination physique des Autochtones, mais plutôt par les tentatives implicites et explicites d’éradication des mémoires, géographies, et expressions culturelles ». Les archives coloniales constituent les traces de la suppression des existences autochtones. Cet essai retracera comment la numérisation permet aux communautés autochtones de se réapproprier le patrimoine archivistique colonial dont ils sont des acteurs centraux à travers le libre-accès et la contextualisation des archives.

L’effacement de l’existence autochtone se fait d’abord par la difficulté d’accès aux archives qui les concernent. À cause du principe de provenance, qui veut que les fonds soient constitués en fonction de leur producteur commun, les archives publiques qui concernent la colonisation sont entre les mains de l’État colonisateur. Souvent situés dans les métropoles et capitales, on peut imaginer qu’elles sont difficiles d’accès pour les communautés autochtones canadiennes qui se trouvent généralement dans des régions éloignées. Toutefois, l’État ne détient pas le monopole des archives coloniales. Plusieurs institutions privées ont aussi créé des archives qui témoignent de la colonisation. C’est le cas des entreprises d’exploitations et les compagnies missionnaires, notamment. Selon Bérengère Piret et Marie Van Eeckenrode (2021), ce n’est qu’une fraction des archives produites par ces institutions privées qui sont disponibles à la consultation. Les archives d’anthropologues et d’ethnologues sont aussi riches en informations puisqu’elles documentent des pratiques d’individus et de communautés à travers des photographies, la collection d’artéfacts et des documents textuels. Or, plusieurs de ces documents ont été répartis en fonction de leur support et non de leurs auteurs de sorte qu’un même fond sera réparti entre des musées, des photothèques et autres lieux de conservation (De Largy Healy et al., 2021). En plus, jusqu’aux années 1980, les documents textuels des anthropologues, notamment les notes de terrain, n’étaient pas du tout archivés, ou ne l’étaient que partiellement pour les anthropologues les plus célèbres (De Largy Healy et al., 2021). Bref, l’accès aux archives relatives à la colonisation sont dans un fouillis qui donne un mal de tête même au plus expérimenté des chercheurs. Il est donc ardu pour les Peuples autochtones de constituer leur propre histoire : une vérité historique dans laquelle ils sont les acteurs centraux.

Dans ce contexte, la numérisation constitue une piste de solution vers l’accès aux archives qui concernent les Autochtones puisqu’elle retire la barrière de la distance et de la dispersion des archives.  La Stratégie canadienne de numérisation du patrimoine documentaire (SNPD) est une entreprise coopérative des différentes institutions de mémoires canadiennes dont l’objectif est la numérisation des documents d’archives ainsi que des documents publiés. Ce modèle coopératif permet aux institutions membres de mettre en commun les ressources financières, matérielles et expérientielles de numérisation dont ils disposent, pour maximiser leur capacité de numérisation (Berthiaume, 2020). Il permet aussi de répartir la principale embûche à la numérisation : les coûts impliqués (Piret et Van Eeckenrode, 2021).

La démocratisation de l’accès aux archives coloniales par la numérisation permet donc aux communautés autochtones de s’approprier le patrimoine archivistique colonial. Cette pratique est reconnue dans le milieu archivistique depuis la Déclaration des Nations Unies sur les droits des populations autochtones de 2007 (Dansereau, 2021). C’est dans ce contexte que s’est imposé le concept de « communauté source », qui reconnait la co-production des Autochtones et des institutions coloniales dans la création des archives liées au colonialisme et « souligne la nature relationnelle de ces matériaux et par là-même la question de la co-production et des droits (d’accès, d’usage, d’interprétation, de propriété) sur ces données désormais numérisées » (De Largy Healy et al., 2021). Dès lors, les auteurs de La nouvelle vie numérique des archives et collections ethnographiques: Partage, regards croisés, restitution et question éthiques expliquent que l’appropriation passe de plus en plus par la création artistique à l’aide des archives numérisées qui vise à créer « de nouveaux discours historiques et mémoriels » et « un changement de statut des documents d’archives », un phénomène qu’ils nomment ARTchivisation.

La numérisation des archives ne constitue pas une solution miracle à la décolonisation des savoirs. Les archives produites par les entités détenant le pouvoir à l’époque coloniale contiennent nécessairement les structures de pensée conforment à la dynamique du colonialisme de peuplement. Ainsi, les archivistes qui participent à la valorisation des archives coloniales par la numérisation doivent rester attentifs à ne pas perpétrer les lacunes de représentation et de représentativité des Autochtones dans les archives. Or, les normes qui régissent les descriptions d’archives à l’heure actuelle ont la prétention de « neutralité » en associant systématiquement les archives au créateur du document en vertu du principe de provenance. Cela implique que les descriptions qui traitent des communautés autochtones sont écrites en fonction des informations fournies par le producteur et présentent ainsi une conceptualisation coloniale (Dansereau, 2021). Ainsi, l’absence de perspective critique dans la description des archives légitimise les structures coloniales que l’on trouve dans les archives. Ce phénomène est particulièrement néfaste pour les communautés concernées si les descriptions biaisées sont disponibles aisément sur le Web et donc pourront être partagées au public large.

Les institutions de mémoires doivent ainsi prendre la responsabilité de développer une politique de classification, de description et de préservation qui est ancrée dans les visions du monde autochtones et pas seulement coloniale, selon François Dansereau. Ce dernier propose d’exposer la provenance sociétale et la provenance parallèle de l’archive dans la description de manière à souligner sa construction relationnelle. La provenance sociétale correspond au contexte historique de production et inclut, par exemple, les intentions de l’auteur lorsqu’il a produit le document ou sa relation avec les sujets autochtones au moment de l’écriture. La provenance parallèle, quant à elle, expose les différentes perceptions de l’événement traité dans l’archive des divers communautés concernées. Une description qui traiterait de la provenance traditionnelle (du créateur), sociétale et parallèle permettrait de tenir compte de la complexité relationnelle de la production de la source et d’éviter les pièges de représentativité inégale des acteurs dans le sujet traité.

Michel Williah (le plus grand) avec sa famille. Il est expert dans l’art de mener la danse. 1937 SOURCE: Charles A. Keefer. Charles A. Keefer Fonds. Library and Archives Canada, a073767

François Dansereau partage également l’opinion de Bérengère Piret et de Marie Van Eeckenrode qui soulignent l’importance de décoloniser le langage descriptif lors de la contextualisation de l’archive. L’archiviste doit entreprendre un travail délicat de nommer les réalités coloniales violentes sans reproduire des terminologies colonialistes. Cela implique notamment de favoriser la nomenclature autochtone, comme « Innus », à la nomenclature coloniale, comme « Montagnais ». Les autrices Bérengère Piret et de Marie Van Eeckenrode, qui traitent du contexte de décolonisation africain, expliquent aussi qu’une description adéquate est traduite dans toutes les langues des communautés concernées. Ce travail pourrait aussi être envisagé dans le contexte canadien.

Tous ces efforts d’accès et de contextualisation des archives coloniales participeront à l’appropriation des communautés autochtones de ce patrimoine archivistique qui leur appartient aussi. Ils serviront à critiquer leurs représentations médiatiques et scientifiques qui ont jusqu’ici accordé une trop grande importance à la vision du monde des dominants par rapport à celles des dominés. Un accès aux archives est aussi central pour entamer des revendications territoriales dont les seules traces contractuelles ayant survécu à l’épreuve du temps sont souvent entre les mains des institutions coloniales. Enfin, elles permettront d’entreprendre des projets de revitalisation culturelle et linguistique (De Largy Healy et al., 2021).

À la lumière de cet essai, on constate que la numérisation des archives coloniales participe à déconstruire la dynamique du colonialisme de peuplement qui efface les Peuples autochtones de la mémoire collective. La démocratisation de l’accès aux archives permet aux Autochtones de prouver leur présence historique sur les terres et partager leur propre perspective de la colonisation. Cependant, lors de la rencontre du public avec le document lié au colonialisme, il est primordial que soit inclus une contextualisation qui témoigne des rapports de pouvoir dans lequel le document fut créé pour éviter de propager le discours violent que contient l’archive. Les archivistes sont donc au cœur du travail crucial de réconciliation entre les Autochtones et les Allochtones.

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*Ce billet est une version rehaussée d’un travail qui a été réalisé à l’EBSI, Université de Montréal, dans le cadre du cours ARV1050 Introduction à l’archivistique donné au trimestre d’hiver 2022 par Virginie Wenglenski.

Bibliographie

Berthiaume, G. (2020). Enjeux et usages du numérique pour l’avenir de l’archivistique [vidéoconférence].

Dansereau, F. (2021). Déploiements des archives, altérité et espaces de mémoires relationnels : pour une archivistique éthique anticoloniale. Documentation et bibliothèques, 67(3), 24–37. https://doi.org/10.7202/1080161ar.

De Largy Healy, J., Blanchy, S. et Mouton, M. (2021). La nouvelle vie numérique des archives et collections ethnographiques : Partage, regards croisés, restitution et question éthiques. Ateliers d’anthropologie, 51.
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03509363.

Piret, B., Van Eeckenrode, M. (2021). Un patrimoine (à mettre en) commun. Les enjeux de la gestion des archives produites dans le cadre de la colonisation. Info AAFB, 27(27), p. 35-39. http://hdl.handle.net/2078.3/246431.

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