Arts

La Mémoire des jeux vidéo

par Thomas Bougès. étudiant à l’EBSI, Université de Montréal.

Les jeux vidéo ont commencé à être commercialisés dans les années 70 pour devenir un des produits les plus vendus aujourd’hui. Cette industrie représentait en 2016 environ 23,8 milliards de dollars en Amérique du Nord (Wikipedia, 2018). De produit de divertissement à influence néfaste pour la jeunesse, le jeu électronique est devenu une part de notre culture et de notre histoire. En 2011, la Cour Suprême des États Unis l’a élevé au titre d’Art comme le livre ou encore le cinéma (SCHIESEL, 2011).

Aujourd’hui de nombreux efforts sont faits pour conserver les nouveaux jeux et beaucoup de pratiques d’archivage ont été mises en place. A contrario créer des archives de jeux datant de 1970 à 2000 est d’un plus grand défi car leur archivage ne fut jamais une priorité organisationnelle ou publique.

Crédit: n30m4u1

Le défi est tout d’abord technique, car  comme  le  dit  l’historien  de  l’art Carl Therrien « Les jeux vidéo vont tous mourir, dans quelques générations, d’énormes problèmes d’accessibilité se poseront » (Audureau, 2018). Une cartouche de jeu s’oxyde entre 30 ans et 50 ans et pour les supports optiques c’est vers 100 ans. (Audureau, 2018)

Ainsi, la conservation des éléments physiques originaux fonctionnels semble pour l’instant impossible.

De plus, il y a un défi d’exploitabilité. Comme l’indique David Gibson, Technicien en Image en Mouvement à The Library of Congress possédant des collections de jeux vidéo, certains jeux sont préservés mais malheureusement la console ou le support est introuvable, seul solution possible qu’un individu possède encore un exemplaire et en fasse don.

Afin d’y pallier, plusieurs passionnés ou associations de programmeurs ont créé des émulateurs, programmes informatiques permettant de lire et d’exécuter un jeu. (Owens, 2012)

Par exemple, la page Internet Arcade du site Internet Archive a mis en ligne 901 titres sortis dans les années 1970, 1980 et 1990 et 2 400 jeux vidéo PC fonctionnant initialement sous MS-DOS, jouable sur un navigateur Firefox ou Chrome. (lemonde.fr, 2014) (lemonde.fr, 2016) L’émulation est donc une solution mais certains pointent du doigt que les programmeurs concentrent leur effort trop souvent sur des consoles ou jeux populaires, souvent d’Amérique du Nord ou du Japon. A plus ou moins long terme ceci mettra dans l’oubli une grande partie de l’histoire du jeu électronique. (Audureau, 2018)

Certains musées tels que le MoMA à New York contribuent aussi aux efforts de préservation des jeux vidéo. Celui-ci cherche à obtenir les jeux dans leur format original ainsi qu’à acquérir le code source. Puis  à travers des expositions diffuse les jeux. D’autres musées ont aussi été inspirés soit par un intérêt réel pour le jeu et sa conservation soit par l’effet de mode pour les jeux vidéo anciens. (Kilkenny, 2012)

Carl Therrien fait toutefois remarquer que même si ces initiatives sont positives, elles sont souvent faites sur des jeux « stars ». L’utilisateur joueur et son utilisation du jeu sont malheureusement les grands absents. Pour lui la future mémoire des jeux se retrouve au travers des vidéos youtube faites sur les jeux. Dans celles-ci on voit l’utilisateur jouer et en même temps le jeu s’exécuter. Ces vidéos ne se limitent pas seulement aux jeux les plus populaires et permettent d’avoir une idée de l’interaction jeu – utilisateur. Carl Therrien prédit « Les youtubeurs sont en train de créer la seule trace de milliers de jeux auxquels les futurs chercheurs auront accès ». (Audureau, 2018)

Viens ensuite le problème de retrouver des informations sur la création du jeu, que ce soit sur l’aspect graphique ou même sur ses origines telles que la société ayant produit celui-ci.

Crédit: Nelo Hotsuma

Bertrand Brocard, Président du Conservatoire National du Jeu Vidéo (CNJV), mais aussi premier éditeur de jeux vidéo en France, nous explique que malheureusement peu de sociétés gardaient des archives à cette époque. Lui-même a récupéré des archives à titre personnel au travers des différentes sociétés dans lesquelles il a travaillé, mais c’était peu répandu. De nos jours il faut se tourner vers les individus afin de recréer un réseau d’acteurs de l’époque. Puis aller les visiter, eux et leurs greniers, afin de trouver les pépites. Il précise que très souvent le propriétaire des documents est peu aux faits de l’importance archivistique des documents qu’il possède, rendant ce travail de prospection encore plus difficile. « Un véritable travail de fourmis » (AFJV , 2017)

William Audureau, journaliste au journal Le Monde a pu se rendre à l’entrepôt de la CNJV et relate sa visite comme la découverte de « la caverne d’Ali Baba » pour les passionnés de jeux. En dehors de la découverte nostalgique des jeux, il montre comment grâce à des informations financières de société (Budget prévisionnel, analyse du marché …), on peut tirer des informations sur des sociétés autrefois leaders et aujourd’hui disparues. Ou encore grâce à des faits chiffrés on peut rétablir des vérités ou s’en approcher sur la consommation et l’utilisation des jeux à l’époque.

Il est aussi impressionné lorsqu’on lui présente des contrats très détaillés entre Philips et un producteur de jeu, détaillant le jeu de manière précise. Ou encore lorsqu’on lui montre les maquettes papiers des personnages du jeu « Astérix 2 : Caesar’s Challenge » pour Nintendo qui serviront de gabarit avant leurs créations sous format pixels. (Audureau, Une nuit dans la caverne d’Ali Baba des historiens du jeu vidéo, 2018)

Joseph Redon, exilé au Japon par passion pour le jeu, a été confronté au même problème pour retrouver des archives et au fait que le jeu vidéo est considéré comme un produit sans valeur. Il ne reste plus rien des premières machines datant des années 1970, 1980. Les conditions climatiques spéciales du Japon (100% d’humidité en été) ont réduit considérablement les chances de conservation. A ceci s’est ajouté un problème culturel, selon lui au Japon « les collectionneurs sont culturellement anti-préservation, et ne veulent que trop rarement donner accès à leurs archives. Ils pensent souvent, également pour des raisons religieuses, que moins l’objet est partagé et connu et plus il a de la valeur pour son propriétaire. »

Il a toutefois rencontré d’autres japonais avec qui il a fondé en 2011 la « Game Preservation Society ». Depuis dans un appartement, ils ont décidé de cataloguer de manière exhaustive la richesse de cette culture, « Ils revoies les techniques pour préserver et remasteriser ces vieux jeux qui sont en train de disparaître. Ils analysent, décodent, documentent des technologies déjà oubliées, restaurant également le matériel original tels des archéologues fouillant les vestiges de l’aube de notre civilisation numérique. » (Datiche, 2014)

Les archives des jeux vidéo sont donc souvent dû à l’initiative d’individus ou de groupes de passionnés. Même si chacun assure à améliorer au mieux l’archivage de l’univers des jeux, cela demande très souvent un engagement personnel et financier entier. Comme l’explique Alex Highsmith (créateur du site Shmuplations, traduction d’interview  de créateur de jeux Japonnais) : « tout cela demande beaucoup de temps et d’argent, et le site est sans publicité, le financement participatif lui rapportent peu. Il explique aussi avoir arrêté pendant une année. Il explique pudiquement avoir traversé une situation « intenable » et « toxique » pour lui et ses proches, faite d’insécurité financière et de dépression. (Lemaire, 2018).

« Un site Web change ou disparaît tous les quatre-vingts jours en moyenne. Et avec, c’est notre culture, notre histoire, la trace de nos vies qui disparaissent. Le Web a besoin d’une mémoire » Brewster Kahle, le fondateur d’Internet Archive (Tual, 2016)

Ce constat peut être fait aussi pour les jeux vidéo. L’intérêt de concentrer plus d’effort dans l’archivage des jeux vidéo doit être fait car sinon leur disparition sera assurée. Le jeux vidéo est peut-être l’un des plus grands défis au niveau de l’archivage. Il pose beaucoup de nouvelles interrogations.

Comme le document numérique, il utilise un ou plusieurs formats et dépend souvent d’un ou plusieurs supports. Mais ses caractéristiques sont bien plus complexes car son histoire (création, maquette dessin, codes, contrat …), sa diffusion (revue, publicité …) et surtout sa relation avec son utilisateur (vidéo des joueurs) doivent être documentées.

A cela s’ajoute un contre la montre pour retrouver les archives des jeux vidéo anciens avant leur disparition totale. La seule solution possible reste un soutien financier aux associations de passionnés déjà engagées afin de continuer leurs travails de chasse au trésor.

Ainsi peut être nous garderons une infime partie des archives des jeux vidéo.

Crédit: Josh Bancroft

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* Ce texte est une version révisée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’automne 2018 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.

Bibliographie

AFJV . (2017, mars 1). Interview de Bertrand Brocard – Président du Conservatoire National du Jeu Vidéo (CNJV). Récupéré sur YouTube: https://www.youtube.com/watch?v=Pr_6bua6bHo

Audureau, W. (2018, février 11). Dans le futur, la mémoire des jeux vidéo sera- t-elle sauvée par les youtubeurs ? Récupéré sur lemonde.fr: https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/02/11/dans-le-futur-la- memoire-des-jeux-video-sera-t-elle-sauvee-par-les- youtubeurs_5255094_4408996.html

Audureau, W. (2018, février 16). Une nuit dans la caverne d’Ali Baba des historiens du jeu vidéo. Récupéré sur lemonde.fr: https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/02/16/une-nuit-dans-la- caverne-d-ali-baba-des-historiens-du-jeu- video_5257807_4408996.html

Datiche, N. (2014, juillet 17). Au Japon, avec les conservateurs de jeux vidéo.

Récupéré sur lemonde.fr: https://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/07/17/au-japon-avec-les- conservateurs-de-jeux-video_4452400_4408996.html

Kilkenny, K. (2012, décembre 03). Le jeu vidéo entre au MoMA. Récupéré sur Slate.fr: http://www.slate.fr/story/65669/jeux-video-musee-art-moma- new-york

Lemaire, O. (2018, avril 01). Shmuplations, le site qui se bat pour sauvegarder l’histoire du jeu vidéo japonais. Récupéré sur lemonde.fr: https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/04/01/shmuplations-le-site- qui-se-bat-pour-sauvegarder-l-histoire-du-jeu-video- japonais_5279308_4408996.html

lemonde.fr. (2014, novembre 04). Plus de 900 jeux d’arcade gratuits pour Firefox et Chrome. Récupéré sur lemonde.fr: https://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/11/04/plus-de-900-jeux-d- arcade-gratuits-pour-firefox-et-chrome_4516968_4408996.html

lemonde.fr. (2016, avril 07). L’Internet Archive met en ligne 2 400 jeux vidéo classiques sous MS-DOS. Récupéré sur lemonde.fr: https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/01/06/l-internet-archive- met-en-ligne-2-400-jeux-video-classiques-sous-ms- dos_4549771_4408996.html

Owens, T. (2012, september 26). Yes, The Library of Congress Has Video Games: An Interview with David Gibson. Récupéré sur Library of Congress: https://blogs.loc.gov/thesignal/2012/09/yes-the-library-of- congress-has-video-games-an-interview-with-david-gibson/

SCHIESEL, S. (2011, June 28). Supreme Court Has Ruled; Now Games Have a Duty. Récupéré sur The New York Times: https://www.nytimes.com/2011/06/29/arts/video-games/what-supreme- court-ruling-on-video-games-means.html?_r=1&

Tual, M. (2016, octobre 26). Vingt ans d’archivage du Web : les coulisses d’un projet titanesque. Récupéré sur lemonde.fr: https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/10/26/vingt-ans-d- archivage-du-web-un-projet-titanesque_5020433_4408996.html

Wikipedia. (2018, decembre 05). Video game industry. Récupéré sur Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/Video_game_industry#World_trends

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