Numérique/Patrimoine

Qu’est-ce que Le Patrimoine numérique? Entretien avec Matteo Treleani

Par Jonathan David, responsable du blogue Convergence

Sur quels critères et à partir de quand considère-t-on qu’une trace, donnée ou ensemble de traces ou données doivent être considérées et traitées comme étant du «patrimoine numérique»? La numérisation du patrimoine physique entraine-t-il de nouveaux modes de consommation de contenu historique et culturel? Deux questions simples en apparence, mais qui, lorsqu’on s’y penche, renferment des enjeux fort complexes. Un petit livre à ce sujet est d’ailleurs paru en 2017, Qu’est-ce que le patrimoine numérique? Une sémiologie de la circulation des archives. L’ouvrage part du constat suivant :

« Les espaces médiatiques sont aujourd’hui envahis par les documents d’archives. En circulant sur la toile, les objets patrimoniaux numérisés modifient notre rapport au passé. L’époque actuelle est devenue celle de l’accessibilité immédiate à distance : œuvres, documents et autres types de contenus sont disponibles sans contrainte de temps ni d’espace. Notre conception du patrimoine s’en trouve influencée. Qu’est-ce que le patrimoine à l’ère du numérique ? » quatrième de couverture

Voici à ce sujet mon entretien avec l’auteur du livre, Matteo Treleani.

J.D. – D’abord, en guise d’introduction, pouvez-vous nous définir la nature du lien qui relie le patrimoine et le numérique et en quoi le langage et les outils associés à ceux-ci sont interopérables?

M.T. – Je dirais que tout dérive de la notion de reproductibilité technique. C’est-à-dire, le fait de pouvoir reproduire mécaniquement et industriellement un objet culturel (exemple: la photo d’un tableau publié dans un journal). La reproduction rend les oeuvres plus efficacement disponibles et accessibles au plus grand nombre. Selon Walter Benjamin, à l’origine du concept, elle dénature également le lien que l’on entretient avec elles. La numérisation agit en continuité avec la reproduction qui intervient au début du XXème siècle. Elle en est si l’on veut une conséquence logique. Elle rend un contenu disponible partout et tout le temps sans contraintes. Cela parce que lorsqu’on numérise on met également en ligne un contenu. La numérisation du patrimoine est alors une conséquence de la volonté de le rendre accessible et disponible, ce que l’on a souvent appelé « démocratisation ».

J.D. – Comme vous le rappelez dans votre livre, le patrimoine n’est pas quelque chose de déjà là et qu’il suffirait  de le cueillir tout fait. Il doit y avoir un travail de valorisation, de contextualisation, bref il y a tout un processus de «patrimonialisation» à l’œuvre, et le patrimoine est un résultat, parfois conscient, parfois inconscient, de trois conditionnements: des modalités de son support matériel, des modalités de sa valorisation, et finalement des modalités de sa réception. En quoi le patrimoine se distingue-t-il de la notion de mémoire collective telle qu’elle a été initialement proposée par Maurice Halbwachs?

M.T. – La mémoire collective est un concept utilisé pour expliquer le fait qu’une communauté se forme autour de souvenirs partagés, les souvenirs d’événements que nous n’avons pas vécus personnellement par exemple (la guerre du 14-18; la Shoah…) Ces souvenirs fondent notre identité culturelle et sont partagés par un groupe: on les partage à travers des rituels, la transmission orale, écrite, la présence de monuments, etc. Là où la mémoire collective est de l’ordre de la théorie, ce qui nous aide à mieux comprendre un contexte problématique, le patrimoine est plutôt établi institutionnellement: des entités publiques décident de transmettre quelque chose aux générations suivantes: de ne pas la détruire ou de la préserver matériellement ou en mettant en place des pratiques qui la rappelle (des rituels, la sauvegarde matérielle, des écoles et des formations pour préserver une langue ou un dialecte, en subventionnant des métiers artisanats,  etc.). La dimension matérielle est donc bien présente même si non forcément nécessaire. À partir d’un objet patrimonial, on peut transmettre des souvenirs et les partager dans une communauté : on décide de ne pas détruire un camp de concentration, par exemple, on vise donc à en transmettre le souvenir aux générations suivantes : il fait ainsi partie de quelque chose que l’on peut appeler « mémoire collective » ou culturelle (selon Assmann). Cela dit, la présence du camp visitable n’implique pas directement la persistance du souvenir et vice-versa le souvenir pourrait être transmis sans avoir sauvegardé le camp (dans les écoles, par exemple).

J.D. – Vous rappelez également que la médiation institutionnelle a un grand rôle à jouer dans les décisions concernant la diffusion du patrimoine. Je vous cite : « Lors de la diffusion d’archives dans l’espace médiatique, des régimes de discours s’opposent. (…) Ces régimes sont parfois institutionnalisés au sein des diffuseurs. » Quel est le poids de ces jeux politiques, de ces guerres de légitimités, des courses aux subventions? À quel point affectent-ils notre patrimoine?

M.T. – Dans  certaines formes patrimoniales, le patrimoine documentaire par exemple, il faut comprendre que l’accessibilité implique une médiatisation du patrimoine. Lorsqu’on « diffuse » quelque chose, on la médiatise: il y a une mise en médias et le média utilisé influence le contenu. Utiliser des archives audiovisuelles de la Seconde Guerre dans le cadre d’un documentaire pour raconter un événement est une forme de médiatisation et aussi de diffusion des archives. Le média télévisuel avec ses logiques économiques et industrielles influence son mode de réception. C’est encore plus évident lorsqu’on utilise une plateforme web, par exemple YouTube ou Facebook, pour distribuer un contenu du passé: la plateforme avec ses contraintes et ses logiques économiques aura un impact sur le mode de diffusion et de contextualisation du document. Cela n’a rien de scabreux au contraire, mais il faut avoir conscience que lorsqu’on rend accessible on met en place une médiation avec toutes les conséquences du cas : techniques, esthétiques, sémiotiques, industrielles, économiques…

J.D. – Dans votre livre, vous alléguez que nous vivons actuellement un «excès de patrimonialisation». Vous soutenez que cet excès, à terme, risque de tous nous rendre incapables de comprendre notre passé. Pourquoi, et quels sont pour vous les pièges majeurs à éviter?

M.T. – L’ère de la patrimonialisation est aujourd’hui liée à la technique numérique. Tout d’abord on peut croire de tout pouvoir sauvegarder matériellement ce qui est un leurre: d’abord parce que ce n’est pas le cas (on perd conscience du fait qu’on ne peut pas tout sauvegarder ni numériser), en deuxième lieu parce que le numérique est pour l’instant le support le plus fragile qui existe (les données sauvegardées numériquement peuvent disparaître beaucoup plus facilement que ce que l’on conserve sur papier), et parce qu’en tout cas, l’oubli est nécessaire au fonctionnement de la mémoire, comme l’explique par exemple Milad Doueihi. Le vrai risque est de penser que la numérisation est de facto une sauvegarde alors qu’il s’agit de l’une des multiples activités qui contribuent à la transmission patrimoniale.

J.D. – La médiation de l’archiviste semble également changer de forme. Là-dessus je vous cite: « Auparavant l’archiviste ne faisait que garantir l’accès, filtrant ce qui pouvait entrer et sortir – un gatekeeper -, il doit aujourd’hui se servir des archives pour créer du contenu ». Effectivement, si l’accès aux archives a été simplifié grâce au numérique, encore faut-il qu’elles soient « mise en valeur » pour trouver son public, chose qui est somme toute plus compliquée en cette ère ou l’attention est devenue la ressource que tout le monde souhaite exploiter. Vous sembler pourtant dubitatif face aux bienfaits de l’utilisation du marketing dans le domaine du patrimoine?  

M.T. – Cela revient à la question de l’accessibilité et de la médiatisation. L’Ina par exemple, avec Ina.fr a mis en place un site Web qui vise à diffuser des contenus, une activité de broadcasting plus proche, professionnellement et d’un point de vue organisationnel, de celle d’un média que d’une institution archivistique. Là où traditionnellement on fouille des archives pour y chercher quelque chose et l’institution n’est qu’un « gardien » permettant l’accès et une bonne consultation avec des catalogues, etc. Ces types d’activités vont au contraire à la recherche d’un public, c’est le document du passé qui vient à nous. Sauf qu’il vient à nous plus ou moins sans médiation, alors que d’habitude il était censé être le support d’un discours historique. La médiation sera donc une interface technique, une plateforme, etc. des éléments qui d’habitude ne sont pas questionnés par un usager en ce qui concerne leur sens. Cela n’est qu’une constatation : le métier des archivistes devient de plus en plus proche de celui des professionnels des médias (une forme de convergence que l’on peut observer de toute façon dans tous les domaines). Il est cependant important de mettre en garde contre les dangers d’une superposition de régimes de discours : l’utilisation des logiques du marketing souvent prééminent dans la diffusion de contenus en ligne par exemple, n’est pas forcément le meilleur des modes pour construire l’image du passé.

J.D. – Vous posez également une question fort pertinente quant à la valeur ajoutée de la médiation produite par des technologies telles que la reconstruction 3D ou les applications Smartphones dans les musées… Sont-ils conçus comme de réels outils de valorisation du patrimoine ou s’agit-il de gadgets destinés à mousser le plan marketing?

M.T. – Je dirais que le risque « gadgetisation » est très important. Encore une fois, le gadget, le marketing, et tout ce qui va avec, n’ont rien de scabreux, à la limite on pourrait aussi se dire que ce n’est qu’une façon d’établir un lien avec le passé. Notre imaginaire de la Rome ancienne, par exemple, est sûrement forgé de manière plus efficace par les blockbusters hollywoodiens que par les cours d’histoire, du coup, avoir d’autres points de vue, même si en partie fictionnels ou peu précis, ne peut pas nous faire trop de mal. Cependant il ne faudrait pas que ces médiations remplacent les efforts traditionnels, ce que l’on voit souvent, par exemple, dans les financements.

J.D. – Que penser de cette ouverture grand public au matériau archivistique brut? Au nom de la transparence et de l’accès direct, on en vient à oublier le rôle que jouaient les filtres tel que le récit historien. Est-ce qu’elle permet réellement à plus de gens, en dehors de nos cercles spécialisés, de s’intéresser à l’histoire? Que perd-on en laissant tomber la forme restreinte et abrégée du récit historique?

M.T. – La présence des images du passé, par exemple, est bien plus importante aujourd’hui dans les médias, le web, les rues aussi, qu’avant la numérisation. Cela devrait sans doute nous rendre plus perméables en général vis-à-vis de tout ce qui concerne le passé. Cependant, on risque de penser que l’accès direct remplace totalement la présence dans les salles de consultation et, surtout, on risque d’oublier des pratiques, la fouille dans les archives, les aléas des consultations, etc. qui structurent notre mode de compréhension du passé et qui montrent qu’il faut de l’expérience, du temps : l’accès direct porte peu souvent à grande chose… Il faudrait sans doute réintroduire une forme de distance pour que l’on comprenne que, finalement, du passé, on y comprend pas grande chose.

J.D. – Un des grands défis des archives numériques, c’est l’instabilité de leurs supports; à l’image d’une page web, le contenu se visualise différemment à chaque accès : l’affichage dépend du navigateur, d’une version de logiciel, de l’emplacement géographique, du profil de l’utilisateur, etc. Comment peut-il être possible de conserver l’intégrité du document dans de telles conditions, alors que le contexte d’origine se modifie constamment?

M.T. – Je pense que l’instabilité du support matériel dans le cas des archives du Web montre l’exigence de raisonner en termes de contenu plutôt que de support. On peut vouloir conserver une page parce qu’elle rentre dans un périmètre très large ou au contraire on peut avoir une finalité où l’on souhaite créer un corpus d’articles, des pages, etc. dans le cadre d’un fonds d’archive sur par exemple un événement. Si l’on part du contenu et son interprétabilité dans le cadre d’un discours, les questions matérielles ne seront qu’un élément à considérer parmi d’autres. De toute façon tout archivage implique des choix, des pertes, etc. Ce qui compte c’est de les maîtriser: on sait ce qu’on sauvegarde (genre une quantité de documents web sur les attentats de 2015 à Paris). Penser pouvoir tout sauvegarder pour ensuite chercher le sens dans une masse informe peut être problématique: en d’autres termes les logiques du dépôt légal, en France, doivent s’adapter au contexte du Web, là où au lieu d’avoir des unités singulières facilement identifiables comme dans le cas des livres ou des périodiques, on a un flux fragmentaire et complexe qui doit être en partie interprété – au moins en constituant des corpus signifiants – avant d’être archivé. L’archive du Web a une importance cruciale pour nous aujourd’hui, il serait dommage de le sous-estimer en reléguant les questions le concernant à une dimension purement technique. En est la preuve que les archivistes du web de l’Institut national de l’audiovisuel, par exemple, sont parfaitement conscients de cet ordre de problèmes, les gèrent et ciblent des contenus spécifiques dans le cadre de projets de recherche, par exemple.

J.D. – J’aimerais conclure l’entretien sur une formule très juste que vous empruntez au sémiologue Claudio Paolucci : « Auparavant, le mémorable était mémorisé si mémorisable. Aujourd’hui, c’est le mémorisable qui est mémorisé et qui devient, par conséquent, mémorable ». À la lecture de votre livre, il en ressort l’urgence de construire un discours critique face aux technologies qui permettent la création, consultation, diffusion ou conservation de notre patrimoine numérique. Selon vous quels sont les enjeux prioritaires afin de nous permettre de reprendre en main la configuration du mémorisable, de mieux filtrer le mémoriser et ainsi de retrouver le contrôle de notre mémorable collectif?

M.T. – Emmanuel Hoog, ancien président de l’Ina mettait en garde face aux risques liés à la prééminence de la technique sur le culturel. Ce qui est paradoxal c’est que les ingénieurs et les informaticiens sont souvent bien conscients de ce genre de problèmes, au contraire, ceux qui ne connaissent pas vraiment les outils les voient parfois comme des solutions rapides et efficaces. Plus en général, je pense qu’une bonne méthode soit de prendre conscience de la « non contrôlabilité » de ce que vous appelez notre « mémorable collectif ». C’est bien le sentiment et la tendance à tout vouloir contrôler et maîtriser à travers la technique qui constituent l’un des problèmes du patrimoine numérique.

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À propos de l’auteur : Matteo Treleani est sémiologue, maître de conférences à l’Université de Lille, et auteur de Mémoires audiovisuelles : les archives en ligne ont-elles un sens ? (2014) et Vers un nouvel archiviste numérique (2013).

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