Patrimoine

Archives et mémoire

par Antoine Csuzdi-Vallée, étudiant à l’EBSI, Université de Montréal

Les archives historiques sont la matière première du métier d’historien. Sans elles, il est impossible de faire de l’histoire qui peut prétendre à la vérité. Certaines archives ont eu une diffusion si importante dans les médias qu’elles ont constitué en grande partie notre mémoire collective en tant que population. Cependant, toutes les archives historiques ne sont pas nécessairement objectives ; certaines peuvent être interprétées de façon divergente avec leur raison d’être originale. Le fait d’utiliser des archives comme fondement de notre mémoire collective pose-t- il alors un danger pour la recherche de la vérité ? Nous examinerons deux aspects qui incitent à la prudence lors de l’utilisation des archives comme fondement de notre mémoire collective, soit les biais étant reliés à la mémoire et les dangers reliés à l’interprétation des archives, avant d’examiner leur importance concrète en tant que fondements de la mémoire collective.

Il est important de préciser ce qu’est la mémoire collective. Selon Marie-Claire Lavabre, directrice de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et titulaire d’un doctorat en sciences politiques, la mémoire collective renvoie « aux souvenirs ou aux représentations du passé dont des individus, liés par une expérience commune, sont porteurs »1. C’est donc selon cette définition que nous étudierons le concept de mémoire collective.

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Crédit : Sarah Hina

Tout d’abord, la fiabilité des archives, bien que ces dernières restent des sources essentielles au travail de l’historien, peut être minée par de nombreux biais dont leur auteur était inconscient. Prenons pour exemple le témoignage de première main ayant intégré la mémoire commune qu’est la fameuse lettre de l’historien romain Pline le Jeune, qui raconte l’éruption du Vésuve de l’an 79 et qui a longtemps servi de référence aux historiens pour écrire l’histoire de ce désastre qui détruisit, entre autres, les villes de Pompéi et Herculanum2. Cette archive est-elle entièrement fiable ?

Une analyse de cette archive nous permet d’en faire ressortir trois biais principaux reliés à la mémoire, qui démontrent que les archives doivent être considérées avec grande prudence. Le premier de ces biais est le biais narratif. Face à un évènement complexe, nous sommes fréquemment portés à en simplifier la structure afin de permettre une meilleure compréhension au lecteur. Ainsi, non seulement de précieuses informations sont perdues, mais le récit de l’évènement devient distant de la réalité3. Dans la lettre de Pline le Jeune, ce biais est évident alors qu’il raconte l’expédition ayant causé le décès de son oncle, Pline l’Ancien.

« [Mon  oncle]  hésita  un  moment :  reviendrait-il  en  arrière ? Puis, à son pilote qui le lui conseillait : “La fortune, dit-il, seconde le courage ; mets la barre sur l’habitation de Pomponia- nus”. »4

Comment  connaître  avec  certitude  la  véracité  de  ce  passage ?  Selon François Ripoll, par sa lettre, Pline le Jeune se plie « à l’idée […] selon laquelle les belles actions se suffisent à elles-mêmes. »5  Ce biais narratif nuit à la fiabilité de la lettre.

Ensuite, on peut également y repérer un biais émotionnel, soit une déformation de la réalité objective par l’émotion vécue par l’auteur6. Face à une telle catastrophe, il est compréhensible que l’auteur soit bouleversé par la perte de son oncle. Ainsi, dans la même ligne de pensée que François Ripoll, l’héroïsme que présente Pline le Jeune dans sa lettre pose des doutes sur la véracité des évènements qu’elle rapporte.

Enfin, la lettre est sujette à un biais de vividité, biais qui consiste en la prédominance des souvenirs sensationnels sur les souvenirs plus ordinaires7. La citation de la lettre de Pline le Jeune présentée précédemment montre bien ce biais ; l’évènement raconté est sensationnel par son héroïsme, même si sa véracité peut être remise en doute par le biais narratif.

En plus de ces trois biais, une erreur factuelle semble s’être glissée dans le récit de Pline le Jeune. Alors qu’il dit que l’éruption a éclaté « le 9 avant les calendes de septembre »8, soit le 24 août, une découverte archéologique récente montre que l’éruption aurait plutôt eu lieu le 24 octobre9.

Les biais narratifs, émotionnels et de vivacité présentés ici de même que l’erreur factuelle montrent donc que la lettre de Pline le Jeune doit être considérée avec prudence. Par contre, elle reste un outil fabuleux pour les historiens voulant reconstituer l’éruption du Vésuve. En étant conscients des biais qu’elle contient, son analyse est précieuse et révélatrice.

Cependant, dans la mémoire collective, une telle analyse est-elle faite ? Dans le cas de l’erreur factuelle sur la date de l’éruption, de nombreux indices préalables laissaient penser que la lettre de Pline le Jeune pouvait être erronée à cet égard. Parmi ceux-ci, de nombreux fruits automnaux ont été retrouvés à Pompéi depuis le début des fouilles, ce qui avait semé le doute dans la tête de certains historiens10. Pourtant, malgré ces indices révélateurs, jamais avant ce jour la date de l’éruption n’avait été remise en question ; la date du 24 août était tant ancrée dans nos mémoires qu’il était impossible de chambouler cette soi-disant certitude. Cet exemple démontre la force des archives dans la mémoire collective : même si elles peuvent être erronées à certains égards, elles en restent le fondement difficilement contestable. On peut y voir le danger de se servir des archives comme fondement de notre mémoire collective.

Le deuxième danger de se servir des archives comme fondements de notre mémoire collective est que ces dernières peuvent être interprétées de façon très élastique, ce qui permet de les détourner de leur sens d’origine. Afin d’illustrer cette affirmation, nous prendrons en considération l’exemple de l’Italie fasciste et de son utilisation des archives.

Suite à sa prise de pouvoir en Italie, le dictateur Benito Mussolini tente de rallier le peuple autour d’une fierté italienne commune. Pour ce faire, Mussolini fait une réécriture de l’histoire en se servant des archives pour qu’elle se soumette à ses volontés11. En 1932, l’Exposition de la Révolution fasciste est montée et ouverte au public italien. Avec près de quatre millions de visiteurs et 15 000 documents d’archives organisés dans une logique d’embellissement du régime de Mussolini, elle est l’illustration même de l’utilisation des archives à des fins de propagande12. Les guides de l’exposition débutent même la visite avec cette citation écrite par Mussolini lui-même :

« L’Exposition  de  la  Révolution  fasciste,  synthèse  vivante  et palpitante de luttes, de sacrifices et de victoires, est la profession de foi que les anciens camarades offrent aux jeunes, afin que ces derniers, guidés par la lumière de nos martyrs et de nos héros, se préparent avec fierté à poursuivre le grand labeur »13.

Il va sans dire qu’un tel processus d’endoctrinement étatique est contraire à l’utilisation prônée des archives. L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et les archives en étant la base, elles peuvent être utilisées selon les volontés de l’État. Cet exemple nous montre donc que l’interprétation des archives n’est pas toujours réalisée dans un but scientifique et objectif. De plus, on peut constater la force des archives sur la mémoire collective par l’immense afflux de visiteurs à l’exposition de 1932.

Les exemples de la lettre de Pline le Jeune et de l’Italie mussoliniste illustrent bien le danger de se servir des archives comme fondements de la mémoire collective. Par contre, faut-il pour autant éviter de s’en servir à cet effet ? Comme le disent Joan Schwartz et Terry Cook, « sans archives, la mémoire est affaiblie, la connaissance des réalisations disparaît, la fierté d’un passé partagé se dissipe. 14»   Les archives sont les éléments qui permettent de prouver  et de se rappeler d’un passé commun.

Face à ce paradoxe entre dangers et essentialité, il faut trouver un équilibre quant à l’utilisation des archives comme fondement de la mémoire collective. Comme le résument si bien Yvon Lemay et Anne Klein, « les archives n’entreposent pas la mémoire. Mais elles offrent la possibilité de créer la mémoire »15. Cette analyse est entièrement juste ; les archives sont des outils dont doivent se servir les historiens, mais elles ne constituent pas en elles-mêmes la mémoire collective. C’est pourquoi il est primordial d’analyser objectivement les archives, sans arrière-pensées, afin qu’elles constituent adéquatement notre mémoire collective.

Nous avons pu constater que les archives ne sont pas toujours fiables, ce qui pose un danger lorsqu’elles servent à constituer notre mémoire collective. En examinant les exemples historiques de la lettre de Pline le Jeune racontant l’éruption du Vésuve en 79 et de l’utilisation des archives en Italie fasciste, nous avons constaté que les archives sont souvent soumises à de nombreux biais et des erreurs factuelles en plus de pouvoir être détournées à des fins de propagande. Cependant, étant essentielles à la constitution de la mémoire collective, leur analyse objective et poussée est nécessaire pour qu’elles puissent répondre à ce but.

***

* Ce texte est une version révisée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’automne 2018 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.

À propos de l’auteur : Antoine Csuzdi-Vallée est un étudiant en 1re année au Baccalauréat en histoire à l’Université de Montréal. Passionné de longue date par l’histoire, il a préalablement complété le Baccalauréat international en concentration Histoire au Collège Jean-de-Brébeuf.

1 Marie-Claire Lavabre, « La “mémoire collective” entre sociologie de la mémoire et sociologie des souvenirs ? », Archive ouverte en Sciences de l’Homme et de la Société, p. 1.

2 Andrew Wallace-Hadrill, « Pompeii: Portents of Disaster », BBC.

3 Richard van de Lagemaat, Theory of Knowledge for the IB Diploma, Second Edition, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 259.

4 Pline le Jeune, VI, 16.

5 François Ripoll, « Le problème de l’héroïsme dans les lettres de Pline le Jeune sur l’éruption du Vésuve », Vita Latina, n0 168 (2003), p. 74.

6 van de Lagemaat, Theory of Knowledge for the IB Diploma, Second Edition, p. 259.

7 Ibid., p. 259.

8 Pline le Jeune, VI, 16.

9 Vincent Leblé, « Pompéi : la date de l’éruption du Vésuve remise en cause par un graffiti », La Nouvelle République.

10 Ibid.

11 Alice Auzou, De l’Italie fasciste à la Résistance : la place des archives dans la construction d’une mémoire collective, mémoire de M.A., Université Angers, 2014-15, p.14

12 Ibid., p. 14

13 Ibid., p. 15

14 Joan Schwartz et Terry Cook. « Archives, Records, and Power: The Making of Modern Memory », Archival Science, vol. 2, no 1, 2002, p. 8.

15 Yvon Lemay et Anne Klein. « Mémoire, archives et art contemporain »,

Archivaria, no 73, printemps 2012, p. 108.

Bibliographie

Pline le Jeune, VI, 16, Les Belles Lettres, II, p. 113-119.

Van de Lagemaat, Richard. Theory of Knowledge for the IB Diploma, Second Edition, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, 646 p.

Auzou, Alice. « De l’Italie fasciste à la Résistance : la place des archives dans la construction d’une mémoire collective », mémoire de M.A., Université Angers, 2014-15, 82p.

Couture, Carol. « Les archives, miroir de la société, mémoire de l’humanité », Archives, [en ligne], vol. 27, no 2, 1996, p. 17-24, http://www.archivistes.qc.ca/revuearchives/vol27_2/27-2-couture.pdf (page consultée le 30 novembre 2018).

Lavabre, Marie-Claire. « La “mémoire collective” entre sociologie de la mémoire et sociologie des souvenirs ? », Archive ouverte en Sciences de l’Homme et de la Société, [en ligne], https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs- 01337854/document (page consultée le 1er décembre 2018).

Leblé, Vincent. « Pompéi : la date de l’éruption du Vésuve remise en cause par un graffiti », La Nouvelle République, [en ligne], https://www.lanouvellerepublique.fr/a-la-une/pompei-la-date-de-l-eruption-du- vesuve-remise-en-cause-par-un-graffiti (page consultée le 30 novembre 2018). Lemay, Yvon et Anne Klein. « Mémoire, archives et art contemporain », Archivaria, [en ligne], no 73, printemps 2012, p. 105-134, https://archivaria.ca/archivar/index.php/archivaria/article/view/13386 (page consultée le 30 novembre 2018).

Ripoll, François. « Le problème de l’héroïsme dans les lettres de Pline le Jeune sur l’éruption du Vésuve », Vita Latina, [en ligne], no 168, 2003, p. 70-81, https://www.persee.fr/docAsPDF/vita_0042-7306_2003_num_168_1_1140.pdf (page consultée le 30 décembre 2018).

Schwartz, Joan et Terry Cook. « Archives, Records, and Power: The Making of Modern Memory », Archival Science, [en ligne], vol. 2, no 1, 2002, p. 1-19, https://www.nyu.edu/classes/bkg/methods/schwartz.pdf (page consultée le 1er novembre 2018).

Wallace-Hadrill, Andrew. « Pompeii: Portents of Disaster”, BBC, [en ligne], http://www.bbc.co.uk/history/ancient/romans/pompeii_portents_01.shtml (page consultée le 30 novembre 2018).

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