Profession

Les archives. Entretien avec Sophie Coeuré et Vincent Duclert

Par Jonathan David, analyste, Secteur de la gestion de l’information, CSSMB et responsable du blogue Convergence

En 2019, un tout petit livre de la grande collection «Repères» aux éditions La Découverte, intitulé tout simplement «Les archives», a été réédité. Cet outil de référence contient, en 128 pages, l’essentiel de l’histoire de l’archive, de ces débuts jusqu’à aujourd’hui. Cet exercice de synthèse est un véritable tour de force, car l’histoire de notre profession est loin d’être un long fleuve tranquille.

Pour souligner la parution de cette troisième édition, je m’entretiens avec les deux auteurs, Sophie Coeuré et Vincent Duclert.

J.D. – Paru  en  2001, puis réédité  en  2011,  et finalement en 2019, votre livre célébrera bientôt ses 20 ans d’existence! Quel est selon vous le secret de sa persistance dans le temps? Quelle est la principale force de l’ouvrage?

S.C. & V.D. – Merci pour votre invitation et pour cette question ! Nous avons écrit ce livre au début des années 2000 parce qu’il n’existait pas d’ouvrage au croisement de l’ensemble des questions que nous nous posions autour des archives. Nous voulions mieux faire comprendre l’histoire longue des archives, mais aussi l’importance pour la recherche, pour la connaissance des institutions, pour le progrès de la démocratie d’une compréhension du travail archivistique, du traitement des documents, de leur collecte, de leur conservation, de leur accessibilité, tout un monde qui concourt, in fine, ne l’oublions pas, à la possibilité d’un État démocratique. Depuis, le livre a trouvé son public d’historiens, archivistes, étudiants, généalogistes ou simples citoyens que le sujet intéresse. L’édition 2019, comme celle de 2011, a été largement refondue. Notre force est aussi de proposer une mise au point complètement actualisée des évolutions du droit, des enjeux du numérique et des interrogations sociétales sur les archives.

J.D. – Les premiers chapitres résument l’essentiel de l’évolution historique des archives en France, de l’apparition des archives royales en 1194 jusqu’à ce jour. On se doute que cela a dû être un exercice de synthèse fort ardu, puisque votre récit démontre que l’histoire de l’archivistique fut tout sauf un long fleuve tranquille… «Fondations», «refondations», «naissances» et autres «tentatives»  s’enchaînent et chaque période apporte son lot de défis. Selon vous, pourquoi historiquement nos milieux ont-ils eu à se battre constamment pour plus de reconnaissance? En quoi ces combats éclairent-ils notre pratique actuelle?

S.C. & V.D. – L’archivistique a ceci de passionnant qu’elle s’est constituée en savoir et en pratique au confluent de la demande très concrète des institutions, des historiens, et d’une réflexion professionnelle et intellectuelle professionnalisée. La dimension « de service », voire « auxiliaire » a souvent pris le pas, d’autant que l’activité semble peu coûteuse (si ce n’est en espaces de stockage…) et que le travail réalisé en amont des inventaires reste invisible. Il y a donc effectivement un long combat pour la reconnaissance des métiers, leur visibilité sociale et les moyens financiers qui sont nécessaires. Le moment actuel est délicat car il nécessite une pédagogie sur les questions du numérique, qui sont complexes, mais aussi une réponse à la demande sociale, sans pour autant céder au sensationnel ni à l’extension irréfléchie du terme « archive ».

J.D. – Vous abordez également le sujet de l’évolution technique, mais aussi conceptuelle, des grandes fonctions archivistiques (la collecte, le classement, la conservation, les outils de recherche, la communication). Votre livre propose de nombreuses références sur des sujets aussi précis que, par exemple, les types d’inventaires. À ce sujet précisément, et en lien avec la prolifération des différentes solutions technologiques et autres plateformes de conservation/diffusion, que pensez-vous de la multiplication de ces « raisons classificatoires », qui s’adaptent (ou se moulent) de plus en plus en fonction de la solution technique utilisée?

S.C. & V.D. – Faire comprendre les diverses missions des archivistes à un public non spécialiste nous paraissait essentiel. Nous avons en effet consacré un nouveau développement à «Informatique, numérique, Internet, un tournant majeur du métier d’archiviste », pour faire un point sur les évolutions très rapides qui sont en cours. Parmi les questions posées, il y a certainement celle de la normalisation de la description qui doit s’adapter à des données numériques déjà structurées par des balises ou des répertoires, et manier des logiciels complexes qui enserrent la réflexion classificatoire de l’archiviste.

J.D. – Un chapitre est consacré aux publics et aux usages des archives. Encore ici, une perspective historique met en lumière le fait que les droits de consultation, les manières de le faire, les motivations pour le faire évoluent selon les époques et les contextes. Qui consulte les archives aujourd’hui? Qui les consultera demain? Pour quelles motivations?

S.C. & V.D. – Tout dépend justement du sens que l’on donne au terme « archives » ! Les utilisateurs sont d‘abord les producteurs eux-mêmes et leurs héritiers, ce qui permet d’assurer une continuité de longue durée dans la preuve et dans l’action (diplomatique, administrative, technique, commerciale…). La juridiciarisation croissante de nos sociétés laisse à penser que cela va continuer, ce qui assure d’ailleurs des emplois à nos étudiants ! Les archives publiques comme privées servent aussi, bien entendu, à écrire l’histoire. Les publics se sont sensiblement élargis au-delà du cercle des historiens universitaires, avec des motivations très diverses : les généalogistes et amateurs d’histoire familiale et locale, les documentaristes, les publicitaires, etc. La multiplication de documents numérisés plus ou moins structurés en « portails » et l’usage massif des moteurs de recherche offrent un autre défi aux archivistes, s’ils veulent rester la source de l’orientation des lecteurs et continuer à obtenir que les archives non numérisées soient consultées.

J.D. – Vous insistez sur un rôle particulier que jouent les archives dans le désir de faire justice dans les conflits mémoriels. Je vous cite, « Le désir croissant exprimé par les citoyens et les médias d’arracher au secret réel ou fantasmé des vérités d’archives ne peut être compris que dans le contexte de l’émergence d’un lien nouveau entre justice, histoire et mémoire. » Quel est ce lien nouveau et quels sont les impacts d’une plus grande visibilité médiatique sur « le gout de l’archive » des publics contemporains?

S.C. & V.D. – Après la Seconde Guerre mondiale, l’entrée dans le droit international des crimes contre l’humanité (dont les génocides) imprescriptible a fait entrer de manière nouvelle « l’histoire dans le prétoire », avec un usage du témoignage et de la preuve documentaire qui est différent de celui de l’historien. De plus, l’usage politique des enjeux mémoriels par des États ou des communautés a entraîné ce que l’on a appelé, selon un néologisme français, le « devoir de mémoire », qui met en avant une lecture morale de l’histoire et la notion de réparation pour les victimes des conflits, des crimes d’État ou des violences de masse. L’impact est assurément une demande de preuve par les archives, qui peut avoir un effet vertueux sur la déclassification des fonds, mais a pu aussi entraîner les administrations productrices de « secrets » au repli, voire à la destruction de documents. Cette visibilité médiatique entraîne aussi une tension entre demande de transparence et souci de protection de la vie privée, qui traverse d’ailleurs bien d’autres secteurs de nos sociétés.

J.D. – On voit à travers votre ouvrage que l’histoire des archives est intrinsèquement liée aux activités de l’État. C’est elle qui, historiquement, a la charge de leur gestion. Vous abordez néanmoins la question du patrimoine à l’échelle européenne, et même internationale. Qu’apporte de neuf cette mise en commun dans l’Union européenne des efforts pour sauvegarder et diffuser le patrimoine commun?

S.C. & V.D. – La dimension de souveraineté et le cadre de l’État-nation restent toujours centraux pour le moment dans la gestion des archives publiques, et même souvent privées quand elles sont données aux Archives publiques ou cogérées par des fondations. Si les traités soulignent l’importance du « patrimoine culturel commun », l’intervention de l’Union européenne se place principalement au niveau du Conseil de l’Europe, qui agit pour un droit commun et défend le caractère de liberté fondamentale de l’accès aux archives publiques, particulièrement au moment de l’élargissement de l’Union aux anciens pays communistes. Plus récemment, l’application du Règlement Général européen de Protection des Données personnelles adopté par l’UE en 2016 a eu et aura encore un impact important sur les archives. L’échelle internationale prend de l’importance pour la protection et la restitution des archives en danger ou spoliées. Enfin, la coopération internationale entre archivistes est très active, et nous nous en réjouissons !

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