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Archiver la crise: réflexions sur les obstacles à éviter

Par Rolman-James Gobeille-Valenzuela, diplômé de l’EBSI

Depuis mars 2020, nous vivons une période unique: une crise sanitaire planétaire ayant des répercussions dans toutes les sphères de nos vies. En tant qu’archiviste, il semble à première vue notre devoir professionnel de chercher et de collectionner proactivement les témoignages de ce sombre chapitre de notre Histoire.

Or, bon nombre d’arguments s’opposent à l’entreprise candide et sans préavis d’une telle mission et il est nécessaire de les aborder. Marchandisation de l’expérience personnelle et de la crise, production artificielle de témoignages, imbroglios légaux entourant des témoignages potentiellement litigieux, récolte de témoignages exempte de protocole, et manque de modestie professionnelle sont du nombre des écueils à éviter à tout prix et sur lesquels nous désirons partager quelques réflexions.

Marchander la crise

Le risque le plus imposant est bien le marchandage de la crise, ce phénomène où une expérience véritablement humaine est travesti en un produit commercialisable. Il ne suffit bien évidemment pas de répondre tacitement à une demande d’un supérieur en mettant sur pied un projet de promotion des services d’un centre d’archives par le biais d’archives liées à la crise. Il faut également que ce projet ait un impact dépassant les frontières de Twitter ou de votre organisme.

Mettre en vitrine les témoignages de la crise sanitaire est pertinent. Cependant, ces témoignages ne devraient pas faire abstraction de la réalité (parfois traumatisante) à travers laquelle les témoins ont survécu, ne devraient pas isoler la crise de sorte à supposer qu’un tel événement ne peut se reproduire et (surtout) ne devraient pas faire abstraction de groupes marginalisés. Avec, par exemple, la recrudescence du racisme envers les communautés asiatiques depuis le début de la crise, ce dernier point trouve toute sa pertinence.

Ces vitrines se font idéalement en collaboration avec les créateurs de ces témoignages, permettant ainsi d’associer l’archiviste à la fois à un segment conservé d’une histoire dynamique, mais également à une histoire en évolution dont on sent encore les conséquences. La vitrine n’est pas un snapshot gratuit, une brève invitation sur les réseaux sociaux, c’est une opportunité de réflexion sociétale et de contribution honnête et pérenne de la part de l’archiviste.

Forcer la main de l’Histoire

Outre le risque de marchandage, n’est-il pas artificiel de demander à l’Histoire de s´écrire elle-même? Anne Frank avait-elle attendu l’appel d’un archiviste pour écrire son journal? Oscar Wilde aurait-il écrit De Profundis suite à la demande d’un conservateur?

L’Histoire se crée d’elle-même et il nous semble futile de tenter de la produire selon le prétexte qu’autrefois nous aurions pu profiter de témoignages qui n’ont jamais été mis sur écrit. L’Histoire n’attend pas les archivistes pour se produire.

Les acteurs sociétaux dont nous voudrions les témoignages cruciaux sont souvent dans le vif de l’action. Les préposées aux bénéficiaires et les protestataires de Black Lives Matter, je vous assure, font mieux que de tenir des journaux. Les archivistes pourront certes collectionner la quotidienneté de leurs concitoyens, mais ne devraient pas avoir de hautes attentes à cet égard.

Certains projets, comme celui de l’Université Concordia, ont plutôt pour thème la veille de publications entourant la pandémie. Ainsi, on ne force pas la main de l’Histoire, mais on la surveille de près.

 Portrait of a Man, de Jan Van Eyck, masque en ajout. Réalisé par l’artiste de rue Lionel Stanhope, près de Ladywell station, au sud de Londre. CC BY-SA 2.0

La justice et l’éthique

Recueillir des témoignages écrits ou oraux est également une entreprise légale. Par exemple, recueillir le témoignage d’un protestataire ayant causé du grabuge sans toutefois en subir les conséquences légales pourrait produire une preuve légale allant au détriment de ce protestataire.

Ainsi, l’archiviste qui recueille des témoignages doit avoir conscience que, même si ces témoignages lui sont cédés, leur contenu est encore d’actualité et peu avoir des conséquences légales bien réelles. L’anonymat est de mise.

Il y a une éthique à suivre quand on parle de récolter des témoignages. Non seulement est-il essentiel de ne pas diluer l’expérience individuelle dans une marée de témoignages, il est également crucial que l’archiviste se forme dans la prise de témoignage.

Il ne suffit pas d’enregistrer le témoignage écrit ou oral informellement, il faut assurer au témoin un environnement sain, exempt de jugement et (surtout) sécuritaire. Les services d’archives doivent être en mesure de fournir tous ces critères, autrement les témoignages recueillis ne seront jamais véritablement complets et authentiques.

L’archiviste bien formé dans son domaine sait d’emblée que son travail le met en contact avec une diversité étonnante de domaine. Cependant, il se doit de maitriser certains de ces domaines dans le cadre de ses actions proactives. Ainsi, la proposition récente selon laquelle les archivistes québécois-es devraient être formé à participer à des entrevues est tout à fait pertinente.

La Sainte Profession

Le pouvoir supposément inné de réserve des archivistes est un sujet encore polémique en Amérique. Si, depuis des décennies, les archivistes pouvaient s’exempter de se positionner sur l’histoire passée ou à en devenir et se poster en gardiens de l’intégrité documentaire, cette image fictive ne semble servir que de prétexte au relâchement professionnel d’un domaine entier, un appel à s’excuser d’initiatives proactives.

L’archiviste n’est pas à l’abri des grands courants sociaux et, en tant qu’acteur de la société plutôt que simple spectateur, il se doit de répondre à la demande contemporaine tout en respectant les contraintes de la déontologie professionnelle.

Rien n’a empêché les archivistes de Bibliothèque et Archives Canada de s’atteler à une collaboration sincère et fructueuse avec les communautés autochtones dans divers projets d’archives. Ces femmes et ces hommes, en allant à la rencontre des acteurs de la société contemporaine, accomplissent à la fois leurs devoirs d’archiviste et celui d’acteur sociétal.

Ou plutôt, nous pensons que la condition sociale d’un archiviste est et devrait toujours être celle d’un acteur sociétal: si vous restez de manière permanente dans vos bureaux pour faire votre travail d’archiviste, vous le faites incorrectement.

Suites aux écueils

La culture est bien souvent la béquille des archivistes, béquille sur laquelle on se tient instinctivement lorsqu’il est question de défendre la profession. Et encore, de quelle culture parlons-nous précisément quand on prend « la culture » de haut?

Quand un archiviste doit prouver sa pertinence auprès de la société, il devrait pouvoir le faire sans avoir recours à un concept aussi large et libre d’interprétation que « la culture ». En réalité, sa pertinence devrait aller de soi s’il sait se positionner en partenaire essentiel au progrès de la société sous toutes ses formes.

L’archiviste en tant qu’acteur sociétal trouve sa véritable pertinence contemporaine dans le rôle proactif qu’il joue dans la société. La société dépend de lui autant qu’il dépend de la société, la relation se veut un échange plutôt qu’une transaction. La crise actuelle n’échappe pas à l’élan proactif de plusieurs archivistes, cependant que cet élan doit être prémédité de réflexions sérieuses concernant les obstacles que nous avons abordés.

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Pour aller plus loin :

Réflexion sur le biais mélioratif que le domaine des bibliothèques pose sur lui-même. La réflexion s’étend sur le domaine des archives également:

Ettarh, F. (2018, 10 janvier). Vocational Awe and Librarianship: The Lies We Tell Ourselves. In The Library With The Lead Pipe. Repéré à http://www.inthelibrarywiththeleadpipe.org/2018/vocational-awe/

Une panoplie de ressources pour assurer l’enregistrement éthique de témoignages oraux: https://library.witness.org/product-tag/protests/

Documenting the Now est un organisme faisant la promotion de bonnes pratiques éthiques pour la conservation des archives issues des médias sociaux: https://www.docnow.io/

Et surtout, si vous devez retenir une suggestion parmi le lot, il s’agirait du billet de blogue d’Eira Tansey, gestionnaire en documentation à l’Université de Cincinnati, duquel découlent principalement les réflexions de ce billet de blogue:

Tansey, E. (2020, 5 juin). No one owes their trauma to archivists, or, the commodification of contemporaneous collecting. Repéré à http://eiratansey.com/2020/06/05/no-one-owes-their-trauma-to-archivists-or-the-commodification-of-contemporaneous-collecting/

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