Arts

Hantologie et musique : l’archive spectrale

par David Martineau Lachance, étudiant à l’EBSI

Le philosophe français Jacques Derrida (1930-2004) décrivait pour la toute première fois dans son ouvrage Spectres de Marx (1993) une idée pourtant vieille comme le monde, mais dans un contexte contemporain inédit : la spectralité. L’œuvre de Derrida se penche essentiellement sur la déconstruction du langage et du sens, mais aussi, et c’est ce qui m’intéresse ici, sur la trace. La spectralité, c’est l’essence d’une chose qui serait donc spectrale, une trace de quelqu’un ou de quelque chose qui resterait gravé, consignée, documentée et qui parviendrait jusqu’à nous malgré sa disparition évidente par le truchement des procédés techniques modernes. De ce concept se dégage une étude de ces formes spectrales, l’hantologie; la compréhension et la formation de concepts et d’idées de ce qui serait hanté, non pas dans le sens fictionnel, mais bien de ce qui conserverait ces traces. Concrètement, c’est comment les images, les sons et les discours archivés parviennent aux vivants par les morts à l’aide du cinéma, de la photographie et surtout, et c’est ici qu’on entre dans le vif du sujet, de la musique et de ses dérivés. Je vais donc m’intéresser dans ce texte à l’utilisation de documents d’archives dans la musique contemporaine, tout particulièrement à un mouvement du début des années 2000 proclamé Hauntological Music.

L’Hauntological Music, c’est principalement de la musique électronique née d’une réutilisation de sons trouvés, d’échantillons, puisés dans les archives officielles et personnelles, souvent virtuelles. C’est l’héritier de la musique concrète, ce mouvement d’abord français du milieu du 20e siècle qui utilisait l’enregistrement de sons naturels – le bruit des vagues, des voitures ou des oiseaux par exemple – sur des disques et des bandes magnétiques afin d’en tirer une forme de composition musicale. Ces sons naturels étaient cependant enregistrés exactement pour la création de ces pièces, mais on pourrait presque parler d’archives provoquées puisque ces documents étaient immédiatement conservés à des fins de consultation.

Ce qui pousse les créateurs d’Hauntological Music à réutiliser, quelque 50 ans plus tard, des archives à des fins de production musicale est plutôt intéressant. On parle dans la littérature d’une forme d’abandon des possibilités du futur, d’un désintérêt des musiciens à créer de la nouveauté, ce qui fait penser immédiatement aux effets pervers du postmodernisme qui recycle ad nauseam les codes du passé. L’archive est maintenant une source infinie de possibles. Elle devient la preuve, la trace rassurante dans un contexte politique et économique promettant un futur incertain au lendemain d’un monde déchiré par le 11 septembre 2001 : « What defined this “hauntological” confluence more than anything else was its confrontation with a cultural impasse: the failure of the future » (Evans, 2017).

David Martineau Lachance, Sprite #1, 2016

Avec la montée fulgurante d’Internet au début du 21e siècle, en même temps que cette résurgence des musiciens hantologiques, nous avons vu apparaître un inconscient collectif, aussi, et une volonté pratiquement organique et naturelle de conserver des traces documentaires. Cette archive magique est l’épicentre, je crois bien, de cette musique aux sons fantomatiques et au sujet du passé qui cherche constamment à rappeler aux habitants du présent la conséquence de leurs actes sur la culture du futur, surtout à travers des outils – comme les wikis et les banques de données maison – spontanément créés à des fins de mémoire collective : « For it’s part, the web was used by the .microsoundlist to provide acurated list of URLs for what were deemed to be representative artists and labels. » (Fisher, 2012).

L’Hauntological Music est intimement liée à la popularisation d’Internet et l’utilise comme source première de documents d’archives. Cette musique n’est donc pas fabriquée à partir de la disposition traditionnelle de documents dans une archive qui se trouverait dans un lieu circonscrit, mais bien dans un nouveau modèle, virtuel cette fois-ci, volatile et cohérent, puisque complètement spectrale en lui-même. C’est une musique qui cherche le spectre dans l’archive, mais peut-être pas exactement celui dont on pense. Ce sont des traces conservées par le particulier, puis diffuser grâce au web. Ces archives, sans cette technologie, n’auraient été vraisemblablement pas accessible.

Je viens à me demander, si on considère la territorialité des archives, comment il serait possible de cataloguer dans un lieu précis la provenance du travail de tels musiciens.

Jusqu’ici, il est question de l’utilisation par ces artistes de fonds d’archives divers pour la création musicale, mais qu’en est-il de la conservation des documents découlant de leur propre travail? La création de musique électronique est intimement liée à l’éclatement du groupe, de la mort de la performance dans un endroit et un temps précis. On parle de musique assistée, ou le spectacle peut être qu’un choix de diffusion de la musique et non pas une finalité. L’archive est instantanée; dès la création même du médium, des notes MIDI ou échantillonnées, on se retrouve avec un enregistrement, surtout avec l’Hauntological Music, qui est essentiellement électroacoustique (lire sans paroles et sans instrument). Où préservons-nous les archives de ce travail? Qui en sont les créateurs? Comment diffusent-ils? Comment les documents sont-ils créés? Je vais tenter de répondre à ces questions :

Le lieu de préservation, d’archivage de cette musique est une sorte de faux problème. En toute logique, là plupart des groupes reliés au mouvement sont représentés par des labels indépendants qui ont tous, ou à peu près, leur siège social dans une grande ville. Les documents sonores et vidéographiques sont conservés dans leurs archives à coup sûr. Cependant, qu’en est-il de leurs archives plus fragiles? Que ce passe-t-il avec les bouts de papier avec des idées ou des dossiers numériques de brouillons et de tests? Il semblerait que ça soit du ressort des créateurs eux-mêmes bien entendu. En revanche, et à cause de la nature même de l’Hauntological Music, il y aurait un devoir de mémoire encore plus grand chez ces créateurs, une conception intrinsèquement liée à la manière dont est créée cette musique : le retour au web.

Prenons l’exemple du vidéoclip de la pièce Tomorrow’s Harvest Transmission (2013) par le groupe écossais Boards of Canada. Cette pièce commence par l’échantillonnage d’une télévision analogique cherchant un signal : « Boards of Canada specialize in evocative, mournful, sample-laden downtempo music often sounding as though produced on malfunctioning equipment excavated from the ruins of an early-’70s computer lab. » (Bush, 2002) Il s’agit d’une image trouvée, recyclée de manière sonique et visuelle, transformée des ruines technologiques et sémantiques par Boards of Canada, puis remise en ligne sous sa nouvelle forme. La stratégie du label, Warp Record, était de faire un jeu de piste en ligne sous forme de vidéos codées. L’information était donnée au compte-gouttes puis vint la sortie de l’album. Mais les vidéos, elles, sont encore en ligne… Elles sont redevenues la trace, le spectre, qu’elles ont utilisé au départ.

L’archive de l’Hauntological Music pourrait donc se voir comme un amalgame complexe d’entrelacs d’informations récoltées, harvested, dans les tréfonds d’Internet. Mais ce qui est vraiment l’essence hantologique de cette musique, c’est son recours systématique à un cycle archivistique qui puise dans une mémoire collective parsemé de spectres. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les RDDA nous indiquent dans ses standards d’indexation qu’il est possible que l’esprit d’une personne ait créée un document :

« (22.13B.)

22.15. ESPRITS

22.15A. On ajoutera le mot (Esprit) à la vedette établie pour une communication attribuée à un esprit. » (RDDA, 2008)

Qui sait?

***

* Ce texte est une version révisée et augmentée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 – Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’automne 2019 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.

[1] .microsoundlist est une véritable archive couplée à une banque de données succincte conservant des centaines de milliers de titres d’album et d’adresses de labels entre 1999 et 2008.

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