Patrimoine

Démocratie et archives; une invitation à la multiplication des mémoires

Par Julien Ouellet, étudiant à l’EBSI

«Bientôt je reconnus que [l’égalité des conditions] étend son influence fort au delà des mœurs politiques et des lois, et qu’[elle] n’obtient pas moins d’empire sur la société civile que sur le gouvernement : [elle] crée des opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie tout ce qu’[elle] ne produit pas. »1 En 1835, Tocqueville commençait ainsi le premier tome de son De la démocratie en Amérique. Il souhaitait, de cette manière, montrer l’importance de l’effet générateur et englobant qu’a la démocratie. C’est de cet effet et de ses conséquences dont je voudrais parler, non pas dans son intégralité, mais plutôt dans sa relation avec un développement à la fois nouveau et ancien ; l’archive. Je tenterai de le montrer ; un lien intime existe entre les deux et ce lien est double. Non seulement l’archive se trouve-t-elle modifiée, dans sa nature même, par le fait démocratique, mais le fait démocratique est influencé par l’archive.

L’archive a été présentée comme le lien fondamental qui unit les activités des individus vivant en société2. Elle unit non seulement l’individu et ses concitoyens, mais aussi l’individu et son passé, la collectivité et son passé. Comme la mémoire est le lien entre le présent et le passé d’un individu, le terreau de son identité, l’archive est le lien entre la société d’aujourd’hui et la société d’hier. Le document archivé est, me semble-t-il, l’élément qui permet à une société de dépasser le stade de collectivité où tout le monde se connaît. Il rend possible le passage de communauté à société, ou en termes wébériens, de Gemeinschaft à Gesellschaft. En société, en l’absence d’un lien social direct avec tous les concitoyens, l’archive sert de palliatif aux relations sociales en assurant ce lien lorsqu’il est besoin d’y référer.

La démocratie est un cas particulier d’utilité de l’archive puisque, représentant un État dans lequel l’individu a un rôle unique, elle a besoin de documents plus que nul autre. Le postulat d’égalité, inhérent à la doctrine des droits de l’homme, demande l’existence juridique de l’individu. Il demande que toute personne ait une identité fondée en loi, donc fondée dans des documents. L’archive est, dans cette perspective, une forme de corps intermédiaire qui assure une existence à l’individu contre les despotismes possibles. L’existence de preuves de l’existence d’un individu et de ses droits lui permet de prouver sa qualité légale essentielle à l’existence démocratique.

La démocratie est, à son tour, garante de l’archive. Les citoyens, réunis en société politique souveraine, ont intérêt à maintenir l’archive comme garantie contre les abus de pouvoir potentiels. C’est dans cette perspective qu’il faut s’imaginer les lois archivistiques comme des outils démocratiques. Ces lois, souvent trop mal comprises, sont adoptées comme contre-pouvoir. Elles assurent un maintien des activités sociales et une garantie, pour une partie au moins des archives, que les droits individuels seront protégés par le maintient des identités privées et publiques.

En plus d’être une forme de contre-pouvoir, les documents servent à prouver. Si le droit est l’apanage de la démocratie, il doit en être de même pour l’archive, puisque l’un ne va pas sans l’autre. L’archive permet de prouver des droits contre les velléités des gouvernements présents. C’est en quelque sorte le triomphe du droit positif sur le droit naturel. L’archive reste toujours là, inamovible vestige, prêt à annoncer la victoire des générations précédentes sur les volontés du présent. Le seul recours des peuples contre des abus de pouvoir reste l’appel à des documents anciens, qui ont pu garantir par le passé des droits qu’aujourd’hui quelqu’un tente d’enfreindre. Les tribunaux, comme main armée de l’archive, restent là pour aller chercher ces précieux documents. L’archive, si elle est bien conservée, permet donc d’invoquer le passé contre les abus du présent. La coutume finit toujours par s’établir et le passé par laisser sa marque. Grâce à l’archive, celui-ci peut être invoqué au secours du citoyen. Il peut prouver ; là est le lien à faire avec la démocratie. Un régime qui n’est pas démocrate, qui ne consacre pas le caractère inattaquable de l’individu et son égalité devant la loi, ne laisse pas place à l’archive comme outil du citoyen. Là est le double lien dont nous avons parlé. Pas d’archives dignes de ce nom, dignes du nom de la vérité, sans démocratie, et pas de démocratie, d’égalité devant la loi sans archives.

En plus d’assurer le lien social et de permettre l’existence même du droit, l’archive a un caractère mémoriel essentiel aux sociétés démocratiques telles que nous les connaissons. La mémoire est une question à l’ordre du jour, tant dans les milieux académiques que dans l’espace public, toutefois, peu la lient à la question d’épistémologie historique inhérente aux archives. La mémoire dite collective est faite de documents. Pour se rappeler de ce qui constitue un passé, les « sources » sont nécessaires. Elles sont le lien entre ce qui s’est passé et ce que l’on peut en dire. Cette distinction, mieux articulée par la distinction allemande entre Geschichte et Historie, n’est plus possible sans documents pour nous rappeler l’existence de « ce qu’il s’est réellement passé ». L’histoire comme récit n’est rien sans le recours aux sources. Cette distinction épistémologique a des conséquences qui dépassent le cadre de la discipline historique. Elle est au cœur des procès européens contre ceux qui nient la Shoah et concerne tous les adeptes de théorie du complot. Ce qui empêche d’inventer un passé de toute pièce, ce sont les archives ; ce lien qui, seul, nous unit au passé et permet d’en prouver l’existence. En permettant ce lien vers une forme de vérité historique, le document prévient contre la création ex nihilo d’un faux passé qui oublierait les horreurs dont on doit se rappeler. Se souvenir est important à un double titre ; celui de comprendre ce que l’on doit à nos prédécesseurs et celui de construire l’avenir en fonction du passé.

L’archive, et à plus forte raison la démocratie, invite à la multiplication des mémoires. Plutôt que de laisser place à la création de récits nationaux ou politiques, souvent biaisés, les voix démocratiques permettent d’envisager une utilisation multiple du passé. Alors que l’étude de l’histoire et même du présent montre une forte tendance à politiser l’histoire, à créer des récits parcellaires qui servent à un but extrinsèque, la démocratisation de l’archive fournit la possibilité de contester toute histoire à velléité totalisante et de créer des contre-récits. L’archive demeure le témoin essentiel de la complexité de l’histoire et elle guette constamment ceux qui auraient la tentation de n’en utiliser qu’une partie pour jeter, à partir du présent, un jugement moral sur un passé qui demande d’être apprécié avec recul et humilité.

La société démocratique, par « l’empire » qu’elle a sur la vie civile et politique, me paraît en définitive être la seule qui puisse permettre d’envisager une interprétation multiple de l’archive et par le fait même, de l’histoire. En invitant à la multiplication des prises de paroles, elle rend possible la multiplication des mémoires et cette occasion unique fournie par la dialectique entre archive et démocratie demande à être saisie. Alors que la remise en question constante des idées et la multiplication des opinions sont des remparts avérés contre l’asservissement des esprits et la victoire d’une idée totalisante, l’époque actuelle demande de se poser la question de la multiplication des mémoires pour combattre toute réappropriation de l’histoire à des fins politiques ou partisane. L’archive couplée à la démocratie présente une possibilité unique pour chacun de s’approprier l’histoire, non pas à travers une lecture politique et imposée, non pas pour banalement se rappeler les « erreurs » du passé, mais dans le but de retrouver la beauté des époques révolues et en espérant qu’en tentant honnêtement et sans jugement de comprendre comment ont vécus nos ancêtres, nous pourrons prendre une humble distance par rapport au présent et peut-être même, qui sait, en apprendre plus sur nous même.

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* Ce texte est une version révisée et augmentée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 – Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’hiver 2019 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.

(1): Tocqueville, Alexis de [1835] (1961). De la démocratie en Amérique, I, Collection folio histoire, Gallimard,

(2): Delmas, Bruno (2006). La société sans mémoire. Propos dissidents sur la politique des archives en France, Bourin Éditeur, Paris, p. 15.

Une réflexion sur “Démocratie et archives; une invitation à la multiplication des mémoires

  1. Merci de cette synthèse utile, liant l’archive à la démocratie, auquel j’adhère entièrement. J’y apporterait quelques élément critiques.
    Il faut distinguer « l’esprit démocratique » de la « pratique démocratique ». Dans l’esprit il faut entendre le consensus social qui veut que les avis du peuple soient respectés, on est ici dans le domaine de l’ethos. Dans la pratique il faut entendre les moyens législatifs et réglementaires qui permettent de respecte cet ethos. Or dans le monde actuel, on s’aperçoit que ces moyens réglementaires sont fortement chahutés par une modalité communicationelle (en gros l’Internet et ses diverses expressions) qui relativise toute forme de légitimité documentaire, ce qui nous renvoie aux fondamentaux de l’archivistique, soit la diplomatique, et sa version électronique, largement explorés par les travaux de Lucian Duranti.
    Ce chantier est ouvert et vaste, il a encore besoin de nombreuse recherches.

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