Sécurité et aspects légaux

La révision de la Loi sur les archives(1): entretien avec Carol Couture

Par Diane Baillargeon

Partie I – L’adoption de la Loi

Carol Couture est une des figures les plus connues et les plus emblématiques de l’archivistique au Québec. Il fut tour à tour archiviste, directeur d’un service d’archives, professeur-chercheur en archivistique, puis Conservateur et directeur général des Archives nationales à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). En 2001 il s’est aussi vu attribuer un Prix du Québec, le Prix Gérard-Morisset, qui reconnait une carrière vouée au patrimoine. De toutes les luttes et de toutes les avancées depuis les cinquante dernières années, qui mieux que lui peut nous brosser un portrait de l’historique de l’adoption de la Loi sur les archives.

Dans le contexte des consultations lancées à la fin de l’année 2020 par BAnQ sur la révision de la Loi sur les archives, Diane Baillargeon l’a rencontré afin qu’il nous raconte les dessous de l’adoption de cette loi et nous présente l’état des lieux de l’archivistique au Québec en 1983 et les progrès que son adoption a permis.

Ce billet sera suivi d’un autre mettant en lumière les idées proposées dans le Mémoire que l’AAQ a soumis à BAnQ en appui à la démarche lancée par BAnQ.

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D.B. M. Couture, vous êtes assurément une figure bien connue de l’archivistique québécoise, cependant, au bénéfice des lecteurs, pourriez-vous retracer les grandes étapes de votre carrière?

C.C. – Au cours de ma longue carrière de 42 ans (1970-2012), j’ai été archiviste, gestionnaire, professeur et chercheur, ce qui m’a permis d’avoir une vision globale des archives et de l’archivistique québécoise. J’ai eu l’immense privilège d’être formé par des archivistes reconnus qui ont joué un rôle majeur dans le développement de l’archivistique au Québec, dont François Beaudin, Robert Garon et Jacques Mathieu.

J’ai occupé mon premier poste d’archiviste professionnel aux Archives publiques du Canada (maintenant Bibliothèque et Archives Canada) à Ottawa de 1970 à 1972. Par la suite, j’ai rejoint mon ancien professeur, François Beaudin, pour devenir son adjoint à la direction du Service des archives de l’Université de Montréal (SAUM). En 1976, je suis devenu directeur de ce Service, poste que j’ai occupé pendant 12 ans, tout en enseignant à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (EBSI), d’abord comme chargé de cours. C’est dans le cadre de mes nouvelles fonctions que j’ai commencé à mettre en pratique les principes du « Records management » et à intervenir au début du cycle de vie des documents afin de mettre les archives au service de l’administration de l’Université.

Fort de cette expérience, j’ai participé à la création d’un programme de certificat de premier cycle en archivistique et à une option en ce domaine au niveau de la maîtrise en sciences de l’information (MBSI) à l’EBSI. Je suis devenu professeur à l’EBSI en 1988 et j’en ai été le directeur de 2001 à 2006. C’est au moment de prendre ma retraite de l’Université que Lise Bissonnette m’a proposé de devenir conservateur et directeur général des Archives nationales à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), poste que j’ai occupé jusqu’en 2012.

En plus de mes tâches professionnelles, je me suis toujours impliqué au sein de différents regroupements professionnels, dont l’Association des archivistes du Québec (AAQ) où j’ai pu faire avancer des dossiers qui me tenaient à cœur, dont celui de l’adoption d’une Loi sur les archives au Québec.

D.B. – Si tous les archivistes connaissent bien le contenu de la Loi sur les archives et les obligations des organismes publics qui y sont soumis, plusieurs n’ont pas exercé leur profession avant son adoption. Pourriez-vous brosser le portrait de la gestion des archives avant 1983?

C.C. – Si vous le permettez, je répondrai à votre question en plusieurs volets; premièrement, j’aborderai les problèmes vécus dans les organismes publics et privés du fait de l’absence d’une Loi sur les archives, je m’intéresserai en deuxième lieu aux attentes qu’étaient celles du milieu archivistique québécois pour faciliter et moderniser la gestion des archives et enfin, j’évoquerai les modèles qui s’offraient à nous.

En ce qui concerne les problèmes vécus, il faut dire qu’à cette époque, tant dans le secteur public que privé, il n’y avait aucun point de repère pour les archivistes et nous étions totalement laissés à nous-mêmes. Bien sûr, les archivistes étaient connus et reconnus pour leurs travaux dans les archives définitives qu’ils réalisaient sans balise. Par exemple, au début des années 1970, alors que je travaillais à Ottawa, aux Archives publiques du Canada, on m’a confié la description de lettres tirées du fonds d’archives du Premier ministre Richard Bedford Bennett qui contenait plusieurs centaines de boîtes de correspondance. Archiviste débutant, j’avais cherché à obtenir des précisions sur le niveau de description désiré, la façon de les rédiger, mais surtout pour sélectionner, parmi toutes les pièces de correspondances, celles qui devaient faire l’objet d’une description. On m’avait dit de faire au mieux de mon jugement (de débutant…) et qu’un superviseur vérifierait mes premières descriptions, ce qui n’a jamais été fait. D’ailleurs, mes descriptions doivent sans doute toujours se retrouver dans les instruments de recherche. Comme vous voyez, nous étions loin des RDDA.

Quant aux travaux que nous menions du côté du « Records management » dans les années 1970, j’appellerais cela de la recherche-action qui peut être définie comme « une approche de recherche rattachée au paradigme du pragmatisme qui part du principe que c’est par l’action que l’on peut générer des connaissances scientifiques utiles pour comprendre et changer la réalité […] »[1]. Bref, on lisait ce qui se faisait aux États-Unis et on s’essayait. C’est ce que je fis à mes débuts à l’UdeM. Je me souviens que mon patron de l’époque, François Beaudin, m’avait mentionné, au retour d’un congrès de l’ARMA, qu’il avait entendu dire que des archivistes américains appliquaient des « records retention schedules » et m’avait demandé de vérifier si cela pourrait être transposable au Service des archives de l’Université de Montréal. On s’est essayé et on s’est lancé avec le succès que l’on connait maintenant.

Le milieu des archives ressentait bien sûr cette absence de « méthode scientifique » et plusieurs, dont François Beaudin, Robert Garon et Jacques Mathieu de l’Université Laval réclamaient déjà en 1969-1970 une Loi sur les archives dont on disait déjà qu’elle était en préparation. On sentait déjà une volonté du milieu pour mettre en place une meilleure protection des archives dites « historiques » et pour mieux servir la population, entendre ici, la population des chercheurs.

Il est bien évident qu’à l’époque, il n’était sûrement pas question de remonter le courant jusqu’à la gestion des documents actifs et semi-actifs auxquels nous nous intéressions peu ou pas dans nos cours.

Pourtant, plusieurs d’entre nous regardaient ce qui se faisait ailleurs dans le monde et pour nous à ce moment, « l’ailleurs » dans le monde, c’était la France avec son Manuel d’archivistique, publié en 1970 et les États-Unis avec le développement du « records management » introduit depuis la fin de la guerre et les années 1950 sur lequel un certain William Benedon avait publié un ouvrage intitulé: Records Management en 1969. Ces deux publications étaient nos principales sources d’inspiration qu’il fallait adapter à notre contexte québécois. Et, pour ma part, je commençais aussi à lire les auteurs allemands, en traduction bien sûr, qui écrivaient déjà sur l’évaluation des archives.

D.B. – Selon votre expérience et votre perception, qu’est-ce qui a été l’élément déclencheur du dépôt d’un projet de loi sur les archives en 1983?

C.C. – J’ai toujours cru et soutenu qu’un des principaux moteurs du dépôt du projet de loi numéro 3 qui allait devenir la Loi sur les archives actuelle en 1983, ce n’était malheureusement pas l’intervention des archivistes, mais plutôt le vide juridique laissé dans la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels adoptée l’année précédente soit en 1982. En effet, son article 1 stipulait que « La présente loi s’applique aux documents détenus par un organisme public. » Je me souviens d’avocats spécialisés qui répondaient aux administrateurs inquiets de devoir donner accès à des documents jusque-là soustraits aux regards des journalistes et du public : (je paraphrase) « Les documents auxquels vous ne souhaitez pas donner accès, il vous suffirait de ne plus les détenir ». Et les gestionnaires de lorgner vers la poubelle, ce qui était loin de rassurer les archivistes.

Cela a fait augmenter la priorité de l’adoption de la Loi sur les archives. Avec son calendrier de conservation, elle venait compléter une législation qui avait laissé un trou juridique important. Mon interprétation est un peu moins « glamour » pour les archivistes qui préféreraient avoir été les maîtres d’œuvre de la mise en avant-plan de la Loi sur les archives. Cela ne leur enlève pas pour autant le rôle de premier plan qu’ils ont joué dans la suite des choses, soit d’étendre la Loi sur les archives sur l’ensemble du cycle de vie des archives.

D.B. – La fin de votre réponse laisse entendre que le projet de loi soumis en 1983 ne visait pas l’ensemble du cycle de vie des documents. Que contenait-il donc et qu’est-ce qui lui manquait?

C.C. – Ce fut une grande déception pour les archivistes, car le projet de loi ne s’intéressait qu’aux archives dites « historiques ». En fait, en matière de gestion des archives publiques, il n’allait pas plus loin que ce que visait déjà la Loi sur le ministère des Affaires culturelles qui régissait de bien loin et de bien faible façon jusqu’alors ce domaine d’activité. Dans le projet de loi, on évoquait bien les documents actifs et semi-actifs, mais dans le seul but de leur préarchivage. Par ce terme, on réduisait le rôle des Archives nationales du Québec (ANQ) à préparer la survie des seuls documents qui passeraient la ligne de la valeur secondaire laissant ainsi la responsabilité aux différents ministères et organismes de gérer eux-mêmes leurs documents actifs et semi-actifs sans qu’il n’y ait d’action concertée par les ANQ. On se contentait de consacrer le rôle traditionnel de l’archiviste, soit celui d’assurer la conservation des archives définitives. En gros, l’intervention sur l’ensemble des documents actifs et semi-actifs des organismes publics centralisés était laissée à la discrétion des ministères et organismes sans possibilité d’actions transversales des ANQ.  On appliquait ainsi le même type d’encadrement que pour les organismes publics décentralisés visés par les paragraphes 4 à 7 de l’annexe de l’actuelle loi.

C’est cette vision d’ensemble sur la gestion des archives au Québec qui manquait le plus cruellement au projet de loi. La grande majorité des intervenants reprochait aussi le manque flagrant de consultation du milieu concernant un projet qui, somme toute, avait été concocté en catimini par les ANQ et leurs conseillers. 

D.B. – Comment a réagi le milieu archivistique face au dépôt de ce projet de loi afin d’aboutir à la Loi sur les archives que nous connaissons?

C.C. – Pour l’époque, les archivistes ont réussi un tour de force, soit de mettre en place une véritable stratégie pour faire entendre leurs voix et leurs arguments par les décideurs politiques et ce, en passant par-dessus les ANQ, ce qui était loin d’être gagné d’avance. Au printemps 1982, les représentants des ANQ nous avaient présenté un projet de loi ne répondant en rien aux attentes du milieu. Avec des collègues de l’AAQ et plusieurs autres, nous avions établi une véritable stratégie de communication pour contrer le projet et en forcer la modification profonde. Il y a eu des sorties dans les grands quotidiens nationaux et régionaux, des rencontres interprofessionnelles, des rencontres avec des représentants des oppositions à Québec, etc. Et tout cela en dirigeant les attaques sur le même front du manque de clarté du projet, de l’absence inexplicable d’une définition du mot « archives » et du manque de consultation préalable.

Il faut relire la quarantaine de mémoires présentés à la Commission parlementaire mise sur pied pour étudier le projet de loi pour réaliser le travail de fonds mené par les archivistes de l’époque. Ils ont su se mobiliser et entraîner avec eux leurs alliés naturels, les chercheurs, les historiens et bien d’autres.  Tous sont venus dénoncer le manque de précision du projet dans lequel on n’avait pas cru bon fournir de définition de termes comme « archives », « archives privées », « archives publiques » pour ne nommer que ceux-là. Les archivistes, qui ont été très présents lors de la tenue des séances de la commission, ont tous frappé sur le même clou à savoir : définir de façon large le mot « archives » afin de couvrir une intervention sur les documents actifs, semi-actifs et inactifs (qu’on appelle maintenant les archives courantes, intermédiaires et définitives). Le milieu archivistique mettait de l’avant la définition du mot « archives » qu’en avait donnée l’UNESCO en 1979 soit « L’ensemble des documents, quelle que soit leur date ou leur nature, réunis (élaborés ou reçus) par une personne physique ou morale (publique ou privée) pour les besoins de son existence et l’exercice de ses tâches, conservés d’abord pour servir de preuve ou pour ses besoins administratifs, conservés ensuite pour leur valeur d’information générale. »[2]

D.B. – Quels ont été les avantages concrets de l’adoption de la Loi sur les archives pour les archives, les archivistes et le développement de l’archivistique au Québec?

C.C. – Pour les archives québécoises, qu’elles soient publiques ou privées, la Loi sur les archives, tel qu’elle fut adoptée, fut une véritable locomotive. Elle a mené le Québec dans son ensemble à mettre en place une intervention globale sur les archives courantes, intermédiaires et définitives. Elle a ainsi engagé les ANQ à assumer un rôle qu’elle hésitait à endosser croyant qu’elle ne disposerait jamais des ressources (financières, matérielles et humaines) et des moyens stratégiques et structurels (influence sur l’ensemble des ministères et organismes) pour remplir adéquatement ce large mandat. Au contraire, l’adoption de la Loi sur les archives s’est révélée plus que bénéfique pour l’institution et lui a donné l’élan dont elle avait besoin pour assumer pleinement ce mandat. Certains représentants des ANQ ont soutenu par la suite que cela avait été une stratégie des ANQ pour forcer le milieu à se réveiller et à intervenir fortement auprès des décideurs politiques. Peut-être est-ce vrai, même si je garde quelques doutes sur cette interprétation a posteriori. Quoi qu’il en soit, cela a fonctionné et c’est ce qui compte maintenant.

Toute cette démarche a aussi été extrêmement bénéfique pour les archivistes et les a mis à l’avant-scène, ce à quoi ils n’étaient pas habitués jusque-là. Ils ont pris confiance en eux et en leurs moyens. Ils ont été plus à même de saisir leur rôle dans l’administration, dans la société et dans le développement de leur discipline. Cela les a amenés à devoir faire face et à développer une argumentation solide qui les a fait reconnaître comme des experts en leur domaine.

Par ailleurs, on a assisté, après l’adoption de la Loi sur les archives, au développement d’approches théoriques et à une explosion de débats et de publications scientifiques qui ont fait avancer la discipline archivistique. Elle s’est positionnée de façon beaucoup plus affirmée parmi les sciences de l’information tout en prenant ses distances face à l’histoire à laquelle elle s’était toujours trop inféodée.

Enfin, il faut mentionner l’éclosion de programmes d’enseignement en archivistique qui se sont multipliés au Québec tant au niveau collégial qu’universitaire ouvrant ainsi la voie à son positionnement scientifique qui n’est pas étranger à l’augmentation des ressources humaines dans le secteur public et privé qui a suivi l’adoption de la Loi sur les archives. L’AAQ a aussi développé plusieurs activités de formation pour répondre aux besoins de ses membres. Sans tout expliquer, le développement des excellents programmes de formation professionnelle de l’AAQ est aussi redevable à ce bouillonnement intellectuel.

D.B. – Merci beaucoup, M. Couture, de ce rappel historique qui pave la voie à une nouvelle mobilisation vers la révision de la Loi sur les archives.

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[1] Mario Roy (2013), La recherche-action : origine, caractéristiques et implications de son utilisation dans les sciences de la gestion. Recherches qualitatives, vol. 32, no 2, p.129.

[2] UNESCO, La formation des archivistes : analyse des programmes d’études de différents pays et réflexions sur les possibilités d’harmonisation. Préparé par Bruno Delmas, Paris, UNESCO, 1979, p.5.

CC BY-NC-ND 2.0 SOURCE

2 réflexions sur “La révision de la Loi sur les archives(1): entretien avec Carol Couture

  1. Cher Carol Couture, heureux d’avoir pu bénéficier de tes judicieux et sages conseils dans le contexte du programme de mentorat de l’AAQ. Ce rappel historique m’aide à situer et mieux comprendre l’évolution de mon propre travail d’archiviste à la Fondation Armand-Vaillancourt.

  2. Bonjour, je vous remercie de m’avoir transmis le contenu de cet entretien, mes encouragements à toute l’équipe. A. El Farh, ESI de Rabat, Professeur à la retraite

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