Archives et société

Faire (re)vivre l’archive: le pouvoir de l’observateur

Par Charles-André Blain, étudiant à l’EBSI (Université de Montréal)

Ayant passé nombre d’heures à apprécier et découvrir le passé à travers la visite de lieux patrimoniaux, l’admiration d’artéfacts muséaux, et les cours de mes diplômes précédents, je me serais attendu à mieux comprendre ce que représentaient les « archives ». Et pourtant, je n’ai cessé depuis les derniers mois d’étendre ma compréhension de ce phénomène qui me fascine depuis si longtemps. Du moment où mon regard croisa dans le protocole du travail la combinaison des concepts d’archives et d’émotions, je me surpris à me lancer dans un exercice d’introspection qui prit une dimension profonde. Je me suis revu parcourir ces lieux dont l’âge a imprégné les moindres parcelles, examiner ses objets chargés de l’histoire de tous ceux qui les ont manipulés, et glisser ma main sur les pages des antiques journaux de voyage qui étaient au cœur de mon mémoire de maîtrise. Étais-je resté indifférent dans ces diverses occasions? Bien entendu, le simple fait d’énoncer la question y répondit, et un plongeon dans la littérature a rapidement exposé que les archives à titre de source d’émotion est un fait incontestable dans la communauté archivistique. On théorise entre autres sur la manière de la susciter lors d’activités de diffusion, sur les effets qu’elles peuvent avoir sur les populations qui y sont liées (en particulier dans un contexte de décolonisation), ainsi que sur la nature des émotions qu’elles évoquent plus globalement (Cifor et Gilliland, 2016). Cependant, mon introspection m’a surtout amené à me questionner sur ma propre expérience. Je souhaitais expliciter pourquoi les archives me passionnent, me font réagir, et viennent qu’à manifester chez moi certaines impressions à leur lecture ou leur manipulation. Nonobstant la « trépidation » de la découverte commune à tous les historiens qui analysent ces archives (Russel, 2018; Farge, 2013), trois points furent discernés au terme de cet effort de réflexion.

Tout d’abord, je ne peux omettre le mélange de respect et de curiosité qu’évoque le phénomène des « archives » dans sa globalité. À la fois traces physiques de certains des plus grands accomplissements humains à travers les âges, et dépositaire de moments plus privés qui n’ont eu d’impacts qu’auprès des individus qui les concernaient. Pour reprendre les pensées d’Arlette Farge, et de Carolyn Steedman, les archives possèdent, dans un premier temps, un aspect colossal, grandiose et ordonné, en particulier lorsqu’il est question des structures sociétales qui régissent la « civilisation ». Que ce soit du point de vue judiciaire, gouvernemental ou économique (pour ne prendre que ces exemples), le souci qu’a l’humain d’archiver offre un panorama vertigineux de ce qui constitue son expérience collective, mais qui permet aussi d’avoir les outils pour mieux comprendre le passé sur lequel notre histoire s’est construite. Toutefois, dans un second temps, en parallèle à cette dimension « macro », il existe aussi celle « micro » qui regorge de correspondances personnelles, de journaux intimes et de photos précieuses. Des moments qui concernent souvent de purs inconnus pour nous, et qui n’avaient aucunement conscience que ces traces survivraient aux affres du temps pour être scrutées par des curieux bien des années plus tard. Ces instants touchants, tristes, et saugrenus témoignent de facettes du passé uniques et colorées qui laissent le témoin rarement indifférent, et je me suis toujours plu à explorer ceux-ci de manière formelle ou informelle au fil des ans.

Ensuite, j’en suis venu à comprendre que la simple consultation d’une archive permet de créer un pont entre son créateur et nous, intangible et symbolique certes, mais qui n’a rien d’irréel. On en vient par ailleurs parfois à tisser un lien particulier entre ces individus qu’on ne pourra jamais connaître, et qui malgré leurs incorporéités, ne sont pas du tout fictifs. Katie Barclay exprime bien la dichotomie unique de ces êtres du passé qui sont à la fois imaginaires et non fictifs en prenant pour exemple sa lecture de la correspondance de « Gilbert Innes of Stowe ». Sans en tomber amoureux contrairement au titre de son article, elle ne peut dénier avoir verser quelques larmes lorsqu’elle lut qu’enfin lui et sa femme s’étaient mariés après un long échange épistolaire touchant et romantique. Lire cet exemple me fit penser instantanément aux lettres de l’arrière-grand-mère de ma conjointe que j’ai pu lire l’été dernier, et où j’étais empathique au seul de fait de lire l’inquiétude qui l’habitait en sachant que son fils était blessé. Cette première pensée étant vite accompagnée de celles des nombreux voyageurs européens sur lesquels mon mémoire s’est construit, et qui s’émerveillaient devant une contrée mystérieuse qui les intriguait. On pouvait presque littéralement percevoir entre les lignes de leurs récits leur désir de partager leurs découvertes. Cette opération de réminiscence rendant quasi perceptible le lien qu’évoque Barclay, et que j’ai pu relier à plusieurs autres occasions durant mes études où je m’informais sur la civilisation ottomane, ou dans mes loisirs lors de visites dans des musées diffusants des archives privées.

Les propos de Barclay à cet égard furent des plus éclairants, mais cette remarque significative avait en fait à mes yeux une portée bien plus étendue. En effet, j’en vins à la conclusion que l’élément le plus précieux pour moi dans l’acte de consulter une archive est de la faire en quelque sorte « vivre » par l’intermédiaire de ma capacité à « imaginer ». Cette dernière s’étendant d’une part au contenu qu’elle véhicule, mais aussi à ceux et celles qui l’ont produite. C’est un processus triple d’idéation, d’imagination et de souvenance (remembering) qui prend naissance dans l’esprit du lecteur (Steedman, 2002), mais qui peut aussi se manifester par le processus de l’écriture qui résulte de la pensée historique. Toutefois, pour revenir d’un point de vue strictement archivistique, si l’archive en soi permet par ce processus de créer un pont entre les personnes qui y sont reliées comme indiqué ci-dessus, elle permet aussi, fugacement, d’ouvrir une fenêtre sur le passé qui se concrétise par l’intermédiaire de notre faculté à visualiser, et imaginer ce qu’elle peut nous dire. Ce qu’on lit, ou qu’on admire dans une archive, évoque à nos sens des visions, des sons, et parfois même des odeurs qui n’ont de concret que l’intensité que notre imagination leur donne. Cela dit, il n’en demeure pas moins que ce qui vient à notre esprit représente notre « idée » de ce passé, et de ceux qui y sont rattachés (Saramo, 2021). Bien entendu, le lecteur mal avisé pourrait tomber dans l’illusion fallacieuse de croire que ce dont les archives lui évoque constitue la « vérité entière » de ce passé. Or, il est crucial garder en tête que l’archive (et les archives) demeure, au mieux, un hasard qui ne constitue qu’un infime fragment de ce qu’elle peut présenter, et, au pire, une construction soigneusement réfléchie qui ne montre que ce qu’on a bien voulu y exposer (Steedman, 2002; Douglas, 2020; Farge, 2013). Toutefois, sans ignorer la vigilance et l’humilité nécessaires à la consultation et l’étude des archives, le processus de les faire « vivre » par l’intermédiaire de mon imagination fût, et demeure, une source d’enthousiasme incommensurable dans l’optique de ma perspective personnelle.

Ainsi, l’archive est un moteur d’émotions, nul ne le conteste. Déjà en 2010 Sabine Mas et Louise Gagnon-Arguin recensaient que dans le seul domaine de l’archivistique, les professionnels en vivaient couramment et de manière variée au fil de leur travail. Il est alors très simple d’appliquer cette réflexion à l’échelle du grand public, et même des individus qui revisitent leurs propres fonds d’archives familiaux. Toutefois, le reconnaître n’implique pas nécessairement de le comprendre, et m’interroger sur ce phénomène m’a au moins permis de trouver les mots pour exprimer plus concrètement de quelle manière celles-ci se manifestent en moi lorsque j’en consulte. Et j’y serai d’autant plus à l’écoute dorénavant. En revanche, il convient de conclure cette petite méditation en spécifiant que, si l’archive en suscite, les émotions concernées en revanche ne sont jamais tout à fait les mêmes d’un individu à l’autre. Et il y a quelque chose d’incroyablement beau à songer que l’unicité de chaque esprit humain a le potentiel de revisiter les mêmes pièces d’archives sous une infinité de lentilles. De les refaire vivre, ne serait-ce qu’un temps et dans une multitude de variations, avec les couleurs que son observateur lui donnera.

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*Ce billet est une version révisée d’un travail qui a été réalisé à l’EBSI, Université de Montréal, dans le cadre du cours SCI6001 Sciences de l’information: archivistique donné au trimestre d’automne 2022 par Isabelle Dion.

Sources consultées:

Barclay, K. (2018). Falling in love with the dead. Rethinking history, volume 18 (4), 459-473. https://doi.org/10.1080/13642529.2018.1511105

Cifor, M., Gillilan, A. (2016). Affect and the archive, archives and their affects: an introduction to the special issue. Archival Science, volume 16 (1), 1-6. https://doi.org/10.1007/s10502-015-9263-3

Douglas, J. (2020). Letting Grief Move Me: Thinking Through the Affective Dimensions of Personal Record-keeping. Dans Linda M Morra (dir.), Moving archives. (p.147-167). Wilfrid Laurier University Press.

Farge, A., & Davis, N. Z. (2013). The allure of the archives. (T. Scott-Railton, Trans.) (Ser. The lewis walpole series in eighteenth-century culture and history). Yale University Press. Récupéré 2022, de https://www.jstor.org/stable/j.ctt5vm50t

Mas, S., Gagnon-Arguin, L., Chebbi, A., Klein, A. (2010). Considérations sur la dimension émotive des documents d’archives dans la pratique archivistique : la perception des archivistes. 6e symposium du Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique (GIRA). 3 novembre 2010, Palais des Congrès de Montréal. https://www.archivistes.qc.ca/revuearchives/vol42_2/42_2_mas_gagnon-arguin.pdf

Russel, L. (2018). Affect in the archive: trauma, grief, delight and texts. Some personal reflections. Archives and Manuscripts, volume 46 (2), 200-207. https://doi.org/10.1080/01576895.2018.1458324

Saramo, S. (2021). Archives of place, feeling, and time: Immersive historical field research in the (Finnish) U.S. Midwest. Qualitative research, volume 0 (0). https://doi.org/10.1177/14687941211033086

Steedman, C. (2002). Dust: the archive and cultural history (Ser. Encounters). Rutgers University Press.

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