Sécurité et aspects légaux

Les archives et les relations internationales du point de vue de la déclassification

Par Zachary Massarelli, étudiant à l’EBSI (Université de Montréal)

À première vue, les liens entre les archives d’une part et les relations internationales d’autre part semblent plutôt ténus. Toutefois, ces dernières s’inscrivent résolument dans le cadre d’un débat portant sur un plus grand accès aux archives. Certains gouvernements utilisent l’argument du secret national pour ne pas divulguer des informations auxquelles le public devrait avoir accès. C’est dans ce contexte que ce billet portera sur l’omniprésence du secret en géopolitique, puis de l’importance de l’accès aux documents classifiés du gouvernement. Enfin, un bilan sera dressé afin de concilier le besoin d’un secret gouvernemental limité, et une plus grande transparence de l’État.

Le secret

La politique étrangère d’un pays est habituellement entourée d’un certain secret, et ce, même s’il s’agit d’un pays démocratique comme le Canada, les États-Unis ou la France[1]. Les détails concernant ses capacités et performances militaires ainsi que ses relations diplomatiques avec d’autres États sont en principe uniquement dévoilés après un certain nombre d’années, parfois 20 ans comme au Royaume-Uni[2], souvent 30 ans comme en France, et parfois plus longtemps[3]. En effet, l’accès à ces informations par des puissances hostiles pourrait constituer une menace à la sécurité nationale d’un pays et le rendre vulnérable, voire impuissant, sur le plan international. Justement, le caractère quelque peu secret de la politique étrangère dissuade généralement les actions violentes de la part d’un pays hostile. Car si l’on ne recueille pas assez d’information sur un État et ses capacités militaires, il s’avère extrêmement risqué de provoquer une escalade de tensions – les conséquences d’une telle action seraient imprévisibles.

C’est pourquoi les rapports et études gouvernementales portant sur des sujets sensibles au niveau diplomatique, militaire ou terroriste doivent demeurer classifiés pendant un certain temps au nom de la sécurité nationale. S’ils sont conservés dans un centre d’archives quelconque, leur accès est extrêmement restreint – ce n’est qu’un nombre minuscule de hauts placés qui peut les consulter. Cette pratique est depuis longtemps généralisée partout dans le monde.

Prenons l’exemple de la Seconde Guerre mondiale. Sans surprise, il aurait été problématique et contre-productif pour Washington et Londres de déclassifier les plans du débarquement de Normandie avant et pendant l’opération. Cet accès aurait potentiellement permis à l’ennemi allemand d’infliger une défaite cuisante aux Alliés. Un second exemple : des documents concernant le développement de l’arme nucléaire. Évidemment, il serait extrêmement dangereux de dévoiler le processus de création d’une arme aussi destructrice, car quiconque voudrait en obtenir pourrait en fabriquer. Le risque de guerre nucléaire et d’hiver nucléaire serait donc bien plus réel. Un dernier exemple, et de manière plus concrète : les Pentagon Papers. Rédigé à la fin des années 1960, ce célèbre rapport du gouvernement américain portant sur l’état de la Guerre du Vietnam est destiné aux hauts placés de Washington, qui ne comprennent pas comment ils se sont embourbés dans un tel conflit et, surtout, pourquoi ils tardent à vaincre les Nord-Vietnamiens. Naturellement, ce document n’est pas destiné au public américain – et encore moins à l’ennemi, car il démontre que les Américains ne sont aucunement proches de remporter la guerre. Ainsi, classifier certains documents et ne pas dévoiler les détails d’une opération militaire en cours ou à venir est une pratique tout à fait courante.

L’accès

Cependant, après un certain temps, il serait déplorable et dangereux de ne pas déclassifier les documents et rapports gouvernementaux portant sur la politique étrangère et les conflits militaires.

CC BY-SA 2.0 SOURCE

La déclassification de ces documents et leur conservation dans les archives permettent aux journalistes, historiens, sociologues et politologues de les consulter et d’informer la population quant à des informations auparavant gardées secrètes. Après tout, la société a le droit de connaître la situation et le bon ou mauvais fonctionnement du gouvernement. Les scandales, abus et manquements éthiques de la part des dirigeants politiques doivent alors être mis en lumière pour décourager tout comportement semblable ultérieurement. Ainsi, les chercheurs et notamment les journalistes ont un rôle important à jouer : ils assurent en quelque sorte l’entretien de la démocratie, ils forment en quelque sorte un quatrième pouvoir politique, et ils empêchent l’avènement d’une dictature[4].

Évidemment, il arrive qu’un gouvernement garde le secret sur des informations que le public a le droit de connaître, autant pour des raisons personnelles que des raisons politiques ou partisanes[5] – c’est alors que l’on galvaude complètement la notion de sécurité nationale, dont la définition est de moins en moins claire[6]. Nous le savons, le secret et le mensonge ont toujours existé en politique[7]; et les Pentagon Papers nous montrent parfaitement comment John Kennedy, Lyndon Johnson et Richard Nixon n’hésitent pas à escamoter ce qui risque de nuire à leur réputation et à leurs probabilités de réélection, tout comme ce qui s’avérerait humiliant pour leur pays[8]. Ils ont tout simplement peur d’avouer les insuccès de l’opération militaire et le grand nombre de soldats américains tués au combat.

Ainsi, craignant de perdre l’appui du peuple américain, de décourager les troupes sur le front, et d’encourager les Nord-Vietnamiens, Johnson et Nixon passent sous silence les Pentagon Papers. C’est seulement en 1971 grâce au lanceur d’alerte Daniel Ellsberg et à certains journaux américains que le public prend connaissance de ce rapport et de ses conclusions catastrophiques. Nixon tente d’interdire sa publication en utilisant l’argument de la sécurité nationale, mais en vain[9]. Sans la divulgation et la publication illégales des Pentagon Papers, ceux-ci auraient très bien pu rester secrets pendant plusieurs années, voire décennies. Les Américains n’auraient tout simplement pas été au courant de la manière dont leur gouvernement menait une guerre sanglante et envoyait tant de soldats mourir pour un combat idéologique contre le communisme[10].

Les exemples fournis plus haut démontrent l’importance cruciale de la transparence du gouvernement et de la déclassification rapide des rapports et documents administratifs. De cette façon, le gouvernement peut conserver la confiance du peuple duquel il est redevable. Celui-ci sera évidemment bien plus choqué d’apprendre qu’on lui a caché des informations importantes et graves de manière malhonnête, que d’apprendre les mauvaises nouvelles sur-le-champ et de manière transparente.

Le bilan

Il s’avère donc nécessaire de trouver un juste équilibre, un compromis entre le droit à l’accès à ces documents administratifs classifiés et le besoin d’assurer la sécurité nationale. En réalité, les deux ne sont pas mutuellement exclusifs. Naturellement, les documents contenant des informations sensibles doivent demeurer classifiés pendant quelques années afin d’éviter tout dommage irréparable aux intérêts d’un pays. Et de nos jours, en raison de la situation internationale précaire, il est normal de vouloir conserver le flou entourant le jeu diplomatique et militaire. Cependant, il est impératif de déclassifier le plus rapidement possible les nombreux documents qui ne contiennent pas d’informations sensibles. À l’heure actuelle, notamment en raison de la guerre contre le terrorisme, la proportion de documents classifiés par le gouvernement augmente grandement[11], alors que plusieurs d’entre eux méritent d’être accessibles au public.

Bien que les pays occidentaux aient réalisé du progrès en matière d’accès aux documents d’archives gouvernementaux comme ceux produits par les ministères de la Défense et des Affaires étrangères, il est essentiel de continuer d’encourager et de militer en faveur d’un plus grand nombre de documents déclassifiés. Les dirigeants politiques doivent être entièrement imputables, tant au niveau de la politique intérieure que de la politique étrangère[12]. L’ancienne diplomatie ultra-secrète et au sein de laquelle un seul individu obligeait son pays à entrer en guerre n’a plus sa place au sein d’un État démocratique : l’heure est à la diplomatie transparente et soucieuse des intérêts des citoyens. Et afin d’atteindre cette forme de diplomatie, il est nécessaire que la majorité des documents portant sur la situation militaire et diplomatique d’un pays se retrouvent rapidement dans des archives véritablement ouvertes. Au Royaume-Uni, c’est seulement cinq pour cent des documents gouvernementaux qui sont transférés aux archives nationales et accessibles au public[13]. C’est, de toute évidence une proportion bien trop faible. Les archivistes ont donc eux aussi un rôle à jouer : en militant en faveur d’un plus grand accès aux documents classifiés, les archivistes peuvent accroître l’imputabilité du gouvernement et renforcer la démocratie[14], qui semble vraisemblablement perdre du terrain de nos jours.

En outre, il serait intéressant de mettre en œuvre une procédure, un dispositif systématique permettant d’augmenter la proportion de documents gouvernementaux déclassifiés. Par exemple, au Canada, pourquoi ne pas déclassifier ces documents cinq ans après la date de fin de leur production? Un comité parlementaire, composé d’un nombre limité d’élus fédéraux, provenant de divers partis politiques, pourrait être tenu d’étudier le contenu des documents que le pouvoir exécutif ne souhaite pas déclassifier. Par la suite, ce comité imposerait soit la déclassification des documents, soit la prolongation de leur classification. Ceci permettrait de neutraliser les considérations partisanes de l’exécutif, tout en gardant autant que possible le secret sur le contenu de ces documents. De plus, le risque de crise nationale et constitutionnelle telle que celle causée par le scandale des Pentagon Papers serait évidemment moindre.

Conclusion

Bref, il est on ne peut plus clair que les documents et rapports cachés détiennent un pouvoir extraordinaire et peuvent avoir l’effet d’une bombe s’ils sont divulgués contre la volonté des dirigeants politiques. L’exemple de l’intervention américaine en Irak et du prétexte des armes de destruction massive en dit long sur la manière dont un gouvernement peut manipuler l’opinion publique en faveur d’une guerre[15]. C’est pourquoi il est important de prendre de l’avance et éviter des scandales politiques pouvant miner la confiance des citoyens envers leur gouvernement et envers le système démocratique. Des archives gouvernementales contenant des documents rapidement déclassifiés et accessibles au public constituent donc un des alliés les plus sûrs et précieux de la démocratie alors que celle-ci semble de plus en plus reculer partout dans le monde.

***

*Ce billet est une version rehaussée d’un travail qui a été réalisé à l’EBSI, Université de Montréal, dans le cadre du cours ARV1050 Introduction à l’archivistique donné au trimestre d’automne 2022 par Virginie Wenglenski.

Bibliographie

Articles de périodiques :

Caplan, Lincoln. « The Pentagon Papers case today : Does the First Amendment still protect the press when it lawfully receives classified information unlawfully obtained? », Harvard Law Bulletin 4, 1 (2021). https://hls.harvard.edu/today/the-pentagon-papers-case-today/.

Combe, Sonia. « Confiscated Histories : Access to “Sensitive” Government Records and Archives in France », Studies in Contemporary History 10, 1 (2013) : 123-130. https://doi.org/10.14765/zzf.dok-1554.

Cox, Richard J. « Secrecy, Archives, and the Archivist : A Review Essay (Sort Of) », The American Archivist 72, 1 (2009) : 214-231. https://www.jstor.org/stable/40294604#metadata_info_tab_contents.

Dobson, Melina J. « The last forum of accountability? State secrecy, intelligence and freedom of information in the United Kingdom », British Journal of Politics and International Relations 21, 2 (2019) : 312-329. https://journals.sagepub.com/doi/epub/10.1177/1369148118806125.

Guérin-Bargues, Cécile. « Les Pentagon Papers ou la politique entre mensonges et dissimulations », HAL Paris-Nanterre, (2018) : 1-12. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01927920/.

Zinn, Howard. « Secrecy, Archives, and the Public Interest », The Midwestern Archivist 2, 2 (1977) : 14-26. https://www.jstor.org/stable/41101382#metadata_info_tab_contents.

Site Web :

Commissaire à l’information du Canada. « Stratégie de déclassification pour les documents relatifs à la sécurité nationale et au renseignement », 12 février, 2020. https://www.oic-ci.gc.ca/fr/ressources/rapports-publications/strategie-de-declassification-pour-les-documents-relatifs-la.

[1] Sonia Combe, « Confiscated Histories : Access to “Sensitive” Government Records and Archives in France », Studies in Contemporary History 10, 1 (2013) : 124. https://doi.org/10.14765/zzf.dok-1554.

[2] Melina J. Dobson, « The last forum of accountability? State secrecy, intelligence and freedom of information in the United Kingdom », British Journal of Politics and International Relations 21, 2 (2019) : 315. https://journals.sagepub.com/doi/epub/10.1177/1369148118806125.

[3] Combe, « Confiscated Histories », 125.

[4] Dobson, « The last forum », 326; Combe, « Confiscated Histories », 123; et Lincoln Caplan, « The Pentagon Papers case today : Does the First Amendment still protect the press when it lawfully receives classified information unlawfully obtained? », Harvard Law Bulletin 4, 1 (2021). https://hls.harvard.edu/today/the-pentagon-papers-case-today/.

[5] Dobson, « The last forum », 316; et Combe, « Confiscated Histories », 126.

[6] Combe, « Confiscated Histories », 128; et Richard J. Cox, « Secrecy, Archives, and the Archivist : A Review Essay (Sort Of) », The American Archivist 72, 1 (2009) : 230. https://www.jstor.org/stable/40294604#metadata_info_tab_contents.

[7] Cécile Guérin-Bargues, « Les Pentagon Papers ou la politique entre mensonges et dissimulations », HAL Paris-Nanterre, (2018) : 4. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01927920/.

[8] Guérin-Bargues, « Les Pentagon Papers », 3.

[9] Guérin-Bargues, « Les Pentagon Papers », 6.

[10] Guérin-Bargues, « Les Pentagon Papers », 3.

[11] Caplan, « The Pentagon Papers ».

[12] Dobson, « The last forum », 313.

[13] Dobson, « The last forum », 315.

[14] Dobson, « The last forum », 314 et 325; et Cox, « Secrecy, Archives, and the Archivist », 216.

[15] Guérin-Bargues, « Les Pentagon Papers », 5.

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