Patrimoine

Les dons d’archives et de bibliothèques. Entretien avec Bénédicte Grailles

Par Jonathan David, responsable du blogue Convergence et analyste au secteur de la gestion de l’information de la commission scolaire Marguerite-Bourgeoys

On ne soulignera jamais assez l’importance du don en archivistique. Dans le domaine des archives à conservation historique, les collections sont habituellement un mélange de hasards et de techniques métiers. D’un côté, c’est  parfois le résultat de rencontres fortuites avec des personnes clés : des acteurs de premier plan dans un domaine spécifique ou pour un évènement précis. De l’autre, et en s’inspirant des méthodes en gestion philanthropique, il s’agit de maitriser l’art de faire survenir ces rencontres, qui doivent se faire sous certaines conditions et la plupart du temps à une certaine période de la vie qui est plus propice au lègue. Puis il reste finalement la question de l’entretien dans le temps de ces liens inestimables, puisqu’ils jouent véritablement un rôle central : ces liens sont au cœur de la mission sociale de ces institutions historiques. Il en va de leur réputation, pour s’établir en tant que représentant majeur (voir officiel) d’une certaine mémoire, mais également dans un souci de communication; pour attirer clientèles, subventions, et même de nouveaux donateurs.

On réduit souvent le don à l’objet transféré. Pourtant, il y a beaucoup plus  à dire sur la relation qu’il permet. Le bien qui circule n’est pas une finalité; il a plutôt pour vocation de soutenir un lien durable, et il appel explicitement et/ou  implicitement à un contre-don. Selon Marcel Mauss, le don est « à la fois ce qu’il faut faire, ce qu’il faut recevoir et ce qui est cependant dangereux à prendre ». La tension immanente se situe dans cette double nature du don qui allie liberté et obligation, intérêt et désintérêt. Qui donne? Pourquoi donne-t-on? À qui donne-t-on? Dans quelles conditions donne-t-on?

Aussi il est important pour le milieu qui reçoit ce don de s’intéresser au donateur et au contexte dans lequel il se délaisse de ces  objets afin de documenter davantage et avec plus de précision l’histoire qui entour ces documents, artefacts, et autres objets qui sont ainsi tirés du domaine privé au bénéfice du bien public. Cette analyse est en ce sens porteuse d’une forte valeur ajoutée. Ce qu’on présente au public, ce n’est pas qu’un simple objet et toute la valeur que peut contenir sa matérialité; c’est plutôt un récit que l’on présente, et l’objet ne sert que de soutien visuel (et parfois de preuve), une trace pour nous éclairer davantage dans notre recherche de vérité.

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La question du don est ainsi plus complexe que l’on pourrait s’y attendre à première vue. Heureusement, un tout récent livre, Les dons d’archives et de bibliothèques: XIXe-XXIe siècle – De l’intention à la contrepartie, permet de pousser plus loin notre réflexion à ce sujet. Je n’hésite pas à avouer que cet ouvrage est l’une de mes lectures coups de cœur de 2019. J’ai d’ailleurs eu la chance de m’entretenir avec Bénédicte Grailles, une des directrices de l’ouvrage. Je vous partage cette généreuse réflexion et vous invite bien sûr à lire cet excellent livre! Bonne lecture!

J.D. – Votre livre débute son questionnement sur le don en prenant un chemin incontournable en la matière, celui inspiré par la sociologie de Marcel Mauss. Ce dernier présente le don  comme un système de prestations et de contre-prestations «apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé», se déroulant au sein d’espaces régis par une variété d’enjeux. L’essentiel se trouve donc dans l’acte plutôt que dans l’objet qui est donné?

B.G. – Nous avons voulu examiner le geste du don de documents dans le contexte plus général du don comme créateur de lien social, l’envisager dans sa dynamique de circulation dans la société pour nous interroger sur la nature de la relation qui se noue entre donateurs et donataires. Un des signes de la prééminence de l’acte sur l’objet est l’importance que revêt le récit qui l’accompagne et qui, parfois, en est déconnecté. Le don intervient souvent à un moment particulier – une maladie, un déménagement, l’approche de la mort – ou après un travail mémoriel – anniversaire, commémoration, remise d’une décoration. Le temps de réflexion peut être très long, plusieurs années parfois, mais il s’effectue pourtant dans un sentiment d’urgence. À travers lui s’opère un travail de construction/reconstruction d’un vécu passé. Il y a un don réel – l’objet – et un don symbolique – l’acte.

J.D. – Pour certains, le don est un geste nécessairement noble, exclusivement «gratuit», un signe d’ouverture aux autres, un acte de pure générosité. Pour d’autres, il serait un prétexte pour obtenir un retour inavoué ou inavouable. Dans le contexte des archives, est-ce que le don est un geste spontané ou stratégique?

B.G. – Le don sous-entend le contre-don : donner, recevoir, rendre selon Mauss. Pour autant, est-ce abandonner toute idée de gratuité ? Pour Derrida, le don a un caractère inconditionnel, hors de toute logique économique. Il ne génère pas une dette. Dans le don d’archives, aucun contre-don n’est réellement certifié ni assuré, même s’il est parfois espéré, mais le plus souvent pas même verbalisé. En cela, l’idée de gratuité demeure. Philippe Lejeune souligne qu’au sein de l’Association pour l’autobiographie, la seule contrepartie est l’assurance d’être lu, avec attention et bienveillance. La seule contrepartie garantie est donc bien l’échange, la circulation, le lien.

Certes, à travers le don d’archives se jouent des stratégies d’affirmation de soi et de transmission, de jeux entre intentions et attentes. Les cas de dislocation de fonds – archives du sociologue Alain Touraine séparées entre l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine et l’École des hautes études en sciences sociales ou du médecin Pierre Simon, réparties entre le Centre des archives du féminisme et la Grande loge de France – sont particulièrement riches d’enseignements : le producteur fait explicitement du don d’archives un instrument de revendication d’affiliations.

Si on examine cette question sur un temps plus long, on observera des évolutions. Le don s’inscrit dans un espace intellectuel et social. Au-delà, il y a une ambiguïté dans le don. Acte de légitimation ou de reconnaissance de son propriétaire initial, il lui permet aussi  de s’alléger, de se libérer. Il y a un transfert de mémoire entre donateur et institution, qui s’ouvre avec le récit accompagnant le don.

J.D. –  Au-delà du bien transféré, il y a le geste. Pour quelles raisons donne-t-on ses archives? Quand, et à qui?

B.G. –  Les raisons sont multiples : on donne pour être utile, par fidélité et affiliation locale ou régionale, pour participer à/de la construction d’une histoire locale ou nationale. On donne parfois aussi – et on peut suivre ici une analyse conforme à Bourdieu – pour accéder à une forme de vitrine culturelle : donner pour gagner en retour un capital symbolique. On peut aussi donner pour promouvoir des idées ou des combats, pour poursuivre par procuration sa vie militante.

Le moment du don n’est jamais un hasard. Pour les ayants droit, cela peut permettre de répondre à un impératif mémoriel et de transférer, ou du moins partager, la responsabilité de la transmission avec une institution. Hélène Mouchard-Zay, la fille de Jean Zay, ministre du Front populaire, emprisonné en 1940 et assassiné en 1944 par des miliciens, rend compte de ce long cheminement jusqu’au don.

Pour les donateurs eux-mêmes – personnes physiques ou organisations – , c’est une décision qui est souvent prise dans des circonstances où le retour sur soi a été rendu possible. Aux archivistes d’être attentifs et de saisir le « bon » moment, celui où le transfert devient une option envisageable.

J.D. –  Le don place au cœur de l’échange la confiance, mais aussi le lien social qu’il crée et recrée de manière ininterrompue. Dans le milieu des archives, quelle est la nature du lien entre l’institution qui reçoit et le donateur?

B.G. – Le donateur généralement cherche à transmettre, parfois parce qu’il n’a pas pu ou voulu le faire à l’intérieur de sa propre famille. Il peut parfois rechercher une tribune. Il peut arriver qu’à travers ce don, il tende à s’inscrire dans une communauté scientifique, affective ou intellectuelle dans laquelle il s’insère ou veut s’insérer. Dans d’autres cas, il cherche clairement, pour lui ou pour la communauté qu’il contribue à représenter, à devenir un matériau historique ou mémoriel ou un objet de recherche.

Quant à l’institution,  elle gagne en légitimité :  les dons tissent des liens entre elle et ses publics et l’érigent en institution culturelle vivante ; ils peuvent lui permettre d’explorer des mémoires et des identités contemporaines auxquelles elle ne pourrait accéder, parfois ils concourent à l’élargissement de ses publics.

Il s’opère en fait un double mouvement. Le donateur reconnaît à un centre d’archives un mandat – c’est-à-dire une fonction morale, une mission – et il lui donne la licence, soit une autorisation d’usage. En résumé, il y a co-légitimation du donateur et de l’institution.

J.D. –  Pour attirer les dons, les institutions doivent redoubler d’efforts pour se constituer en «choix évident» afin d’attirer, voire provoquer le don. Comment fonctionne ce processus de «branding»? Devient-on expert dans un domaine suivant le hasard des dons? Comment se construit une réputation?

B.G. –  Elle se construit sur la durée, patiemment. Elle se construit également à travers certaines figures, comme celle du collectionneur-expert qui « incarne » l’institution et permet, par son aura et sa neutralité, de fédérer les dons. Deux stratégies principales sont observables : des centres d’archives très pointus, parfaitement identifiés sur une thématique précise et portés par un réseau ou une communauté ; des centres plus généralistes qui mettent en avant un ressort géographique, une affiliation locale. À côté de ces deux types de centres, un troisième coexiste qui fonde son discours sur le prestige de l’institution.

J.D. –  L’institution, de par son expertise, filtre ce qui entre, ce qui est conservé, mais aussi ce qui est exploité, par exemple lors des expositions. On suppose donc qu’il y a des dons qui sont refusés. Comment cela fonctionne-t-il?

B.G. – Pour certains centres, il est inenvisageable de refuser des dons. Ainsi, le Mémorial de la Shoah a mis en place une permanence dédiée et reçoit tous les dons y compris lorsque ceux-ci se résument à un seul document. L’Association pour le patrimoine autobiographique ne porte aucun jugement de valeur sur les documents qui lui sont confiés. Elle les accepte tous comme un don de vie. Les centres d’archives militantes n’opèrent pas ou peu de sélection. La situation est différente pour les centres qui conservent archives publiques et privées : ils sont susceptibles de réorienter vers un autre service du réseau des archives et peuvent opérer un tri plus fin dans les fonds via une restitution de documents jugés trop privés pour être conservés. En revanche, les éventuelles conditions – notamment la numérisation – sont étudiées précisément dans leurs conséquences pécuniaires et organisationnelles.

J.D. – Quelle est la nature du contre-don? Quelles sont les garanties que l’institution offre au donateur? Arrive-t-il que l’exploitation ne soit pas assez rapide ou n’ait pas l’envergure espérée par le donateur?

B.G. – Le premier contre-don est de recevoir le récit qui accompagne le don. Pour le reste, les attentes varient en fonction des motivations profondes des donateurs. Tous espèrent que leur fonds sera tout simplement consulté, lu, exploité. Tous prennent un risque : celui que cette exploitation ne leur convienne pas, ce qui explique parfois des embargos avant l’ouverture du fonds. Ils le limitent en choisissant l’institution qu’ils jugent la plus opportune. L’institution garantit implicitement un classement rapide, la réalisation d’un instrument de recherche que les donateurs espèrent souvent plus détaillé – à la pièce – qu’il ne le sera en réalité – à l’article. À l’image de la Bibliothèque nationale de France  et de sa galerie des donateurs, de plus en plus d’institutions réfléchissent à la question de la publicité du remerciement aux donateurs. Les archives municipales de Lyon ont ainsi organisé une grande exposition sur ce thème. La Grande Collecte (collecte de documents relatifs à la Grande Guerre) a été l’occasion pour beaucoup de services d’inaugurer de nouvelles actions à destination des donateurs : cocktail, visite privée, mise en valeur dans la documentation à destination du public, sur un site internet ou sur les réseaux sociaux…

Il est probable que certains donateurs sont légèrement voire profondément déçus, même si ils (s’ils?)ne l’expriment pas forcément. Cela aura plus ou moins d’impact sur la collecte future en fonction de la dimension des réseaux ou des communautés sur lesquels le centre d’archives s’appuie. Dans le cas d’une collecte thématique pointue, les centres sont particulièrement vigilants et prudents car c’est la possibilité même d’enrichissement des collections qui est en jeu.

J.D. – Est-ce que les institutions prennent en compte l’état des archives léguées? Jusqu’où allons-nous dans l’évaluation du don qui est proposé? Combien de temps alloue-t-on à la tâche? À quoi ce type de processus peut-il ressembler?

B.G. – Une des conclusions de l’ouvrage est bien qu’un don n’est jamais gratuit pour l’institution qui le reçoit. Elle y consacre du temps, beaucoup de temps, à tisser des relations, à rédiger les contrats, à évaluer, à classer, conditionner, parfois à numériser et mettre en ligne… Ces coûts de transaction sont difficiles à évaluer et les services ne s’y risquent pas. Peut-être aussi que, dans des services où l’on a le « sens du temps » et où on travaille « pour l’éternité », pour reprendre les titres de deux ouvrages de l’ethnologue Anne Both, cette question n’a pas beaucoup de sens pour les professionnels qui y œuvrent.

J.D. –  Est-ce que la collecte d’archives privées offre une plus grande place au hasard et à la chance par rapport au versement d’archives publiques? L’acceptation d’un don d’archives privé est-elle un risque?

B.G. – On a longtemps considéré que la collecte d’archives privées était due au hasard, car du fait du libre arbitre du donateur. La plupart des services ne revendiquent ni n’affichent de politiques d’acquisition, du moins en France. Pourtant, le don est une construction sociale. À ce titre, le chapitre sur les dons dans une université américaine est un intéressant point de comparaison et de relativisation des pratiques nationales. Notre ouvrage conclut non seulement sur l’existence de politiques, même implicites ou non dites, mais sur l’interdépendance entre le geste de don et l’acte de recevoir.

Le risque majeur encouru par un service porte sur son image, qu’il y ait confusion par exemple entre des propos, des pensées, une partie de la vie d’un donateur – personne, syndicat, parti politique, association – et l’institution qui l’accueille. Cela explique que certains secteurs, non politiquement corrects ou extrêmes dans leurs revendications ou expressions, ne soient pas ou peu couverts.

J.D. –  Du côté du donneur, vous dites que l’on constate «que le don s’inscrit dans le cadre de réseaux et de sociabilités déterminés», c’est-à-dire que ceux qui donnent ont généralement fréquenté ou du moins connaissent l’institution à laquelle ils offrent leur don. Il y a donc un enjeu de représentativité ici. Est-ce que des moyens sont mis en place afin d’attirer des dons «externes» auprès des particuliers hors réseaux?

B.G. – Oui, beaucoup de services essaient de dépasser leur cadre habituel en multipliant les actions de communication. Mais il n’en reste pas moins qu’un don n’arrive jamais par hasard. C’est à nouveau la question de la licence et du mandat. Or le mandat – la fonction morale reconnue et attribuée à un centre – est ce qui justifie l’impulsion de départ : donner, mais donner dans un cadre précis.

J.D. –  Au niveau des aspects légaux entourant le don d’archives, est-ce compliqué de s’y retrouver pour un particulier qui n’est pas du milieu?

B.G. – Tout est une question d’environnement socioculturel et de familiarité avec les concepts juridiques. Force est de constater que pour beaucoup d’interlocuteurs, don, dépôt, prêt à usage sont des notions difficiles à départager et que là encore le geste prévaut sur le contrat.

J.D. –  Enfin se pose la question des archives nativement numériques. Est-ce que ce type de don est courant? Rencontre-t-il les mêmes enjeux techniques et légaux?

B.G. – Un chapitre de l’ouvrage évoque plus particulièrement cette question à travers l’exemple d’un projet contributif en ligne. On retrouve ici toutes les questions habituelles relatives aux droits à l’image et/ou à la propriété intellectuelle ainsi qu’au respect de la vie privée, à côté de celles relatives à la pérennisation des données. Outre le partage en ligne, de plus en plus, des documents nativement numériques entrent en même temps que des documents matérialisés, dans les fonds personnels comme dans les fonds d’association. Les enjeux juridiques sont inchangés. En revanche, la question de la communication de ces documents aux publics de manière sécurisée reste à résoudre, y compris pour les centres qui disposent d’ores et déjà d’un vrai système d’archivage électronique.

À propos de Bénédicte Grailles : Bénédicte Grailles est maîtresse de conférences en archivistique à l’Université d’Angers et auteure de bon nombre de publications.

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