Patrimoine

Les archives musicales de la Grèce antique

Par Joelle Bergeron, étudiante à l’EBSI

La Grèce antique nous a légué la philosophie, les mathématiques, les Jeux olympiques et la démocratie en autres, mais qu’en est-il de sa musique? La plupart de gens connait le nom des grands philosophes, dramaturges et mathématiciens de la Grèce antique, mais qui peut nommer un des grands musiciens ou compositeurs de cette ère? Pourtant, l’héritage musical que nous ont légué les Grecs est notable. Pour arriver à saisir ce qui constitue les archives musicales de la Grèce antique, il faut comprendre la place qu’occupait la musique au sein de la civilisation grecque, comment les traités théoriques ont abordé la musique et quel était le système de notation musicale des partitions.

La musique au sein de la civilisation grecque

C’est grâce à toutes les traces écrites, figurées et archéologiques laissées par la Grèce antique que nous savons aujourd’hui que la musique occupait une grande place dans le quotidien des Grecs. À vrai dire, la musique imprégnait autant la vie privée que la vie publique et religieuse. Il s’agissait d’une passion universelle qui unissait toutes les classes sociales. Tout citoyen qui se respecte doit savoir chanter et jouer de la lyre ou de l’aulos. Bref, la musique était omniprésente, dans l’ensemble des activités de la société grecque antique. Il est important de se rappeler que l’esthétique musicale est l’un des piliers de La République de Platon.  Il disait que la musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée. Il disait aussi que pour connaître un peuple, il faut écouter sa musique.

La musique était une des matières enseignées à tous les écoliers des Cités. Les jeunes Athéniens devaient apprendre à lire, à écrire et à compter, mais aussi à jouer de la musique, quelle que soit la classe sociale d’où ils étaient issus. Platon et Aristote ont tous deux été d’ardents défenseurs de l’enseignement obligatoire de la musique. « Dans ses Lois, Platon fixe à trois ans la période « raisonnable » que tout jeune garçon âgé de treize ans doit consacrer à son apprentissage chez le maître de musique ». (Bélis, 1999, p.15). Toutefois, nous ne connaissons pas les méthodes d’enseignement. Des manuels de théorie musicale ou de solfège pour les enfants (ou quelconque équivalent) sont jusqu’à présent quasi inexistants. L’enseignement se faisait par tradition orale et par imitation, c’est-à-dire l’apprentissage « à l’oreille ». Platon et Aristote ont tous deux spécifié que l’apprentissage obligatoire de la musique devait toutefois se limiter aux instruments de musique dite pour amateur comme la lyre ou l’aulos. Les instruments dits tekhnikon devaient être réservés aux tekhnitai, soit aux concertistes (musiciens professionnels). Certains instruments de musique étaient pour tous alors que d’autres, comme la cithare, étaient réservés aux musiciens professionnels. L’enseignement de haut niveau aux aspirants musiciens professionnels était laissé à l’initiative personnelle des individus, car « […] aucun système public ou d’État comparable à nos modernes conservatoires ne semble jamais avoir été créé dans les cités grecques. » (Bélis, 1999, p.19)

D’innombrables représentations visuelles de musiciens et de leurs instruments ainsi que l’environnement dans lequel ils se produisaient sont abondamment représentées sur les fresques, les mosaïques, les sculptures, les peintures et gravures sur la poterie. C’est surtout grâce à ses images que nous connaissons les instruments de musique qui existaient à l’époque. La représentation figurée a permis la restitution des instruments. Toutes ces images nous ont aussi permis de constater que les hommes autant que les femmes jouaient de la musique et qu’aucun instrument n’était restreint à un sexe ou l’autre. Les deux images ci-dessous montrent une femme et un homme jouant tous deux de l’aulos :

Néanmoins, les femmes étaient exclues des grands concours sacrés de virtuoses. À quelques exceptions près, les musiciennes professionnelles ne jouissaient pas du même statut que les hommes : peu importe leurs talents, elles étaient souvent des perçues comme des courtisanes, engagées pour égayer les banquets.

Quoique les écrits des philosophes et l’art visuel constituent deux sources importantes à notre compréhension de la place qu’occupait la musique au sein de la civilisation grecque de l’Antiquité, une troisième source revêt une importance primordiale : les archives administratives et juridiques.

Des centaines de contrats, des passations de marché conclues dans l’empire hellénique, nous ont permis d’en savoir davantage quant à la vie des musiciens et de leur place dans la société, les matériaux achetés par les artisans qui fabriquaient les instruments de musique, mais aussi sur la composition des ensembles musicaux, les œuvres à interpréter, les types d’évènements pour lesquels ils étaient engagés et plus encore. Certains contrats de musiciens se sont avérés l’unique attestation historique d’évènements particuliers tels que le « Culte de Cybèle », indique Annie Bélis lors d’une conférence de l’association des « Ernest » de l’École Normale Supérieure à Paris en 2010.

Traités théoriques et notation musicale

En plus des écrits philosophiques, des représentations visuelles et des contrats, les traités théoriques portant sur la science musicale nous ont permis de comprendre l’interprétation modale, harmonique et rythmique telle que perçue par l’oreille des Grecs.

Il y a 2500 ans, le mathématicien Pythagore (-580 à -495) s’est intéressé à la musique d’un point de vue mathématique. Le principe d’harmonie cosmique explique l’importance de la musique pour l’être humain par les rapports mathématiques.  Il fait état des rapports entre les sons entre eux, mais aussi des rapports des sons avec l’âme humaine. Pythagore a défini les intervalles et les gammes associées aux différents modes, le calcul des notes enharmoniques et les fractions de la rythmique entre autres. Pour le domaine musical, Pythagore est un « musico-arythméticien ». (Bélis, 1986, p.9). Les théories pythagoriciennes constituent encore aujourd’hui la base de la théorie musicale de la musique occidentale.

Disciple d’Aristote, mais anti pythagoricien, Aristoxène de Tarente (-360 à -300) est le métricien et le théoricien musical le plus illustre de la Grèce antique. Il a laissé des nombreux écrits dont le plus influent est le Traité d’harmonique. Le plus ancien traité musicographique retrouvé, Éléments Harmoniques, est aussi l’œuvre d’Aristoxène. Son approche de la musique était plutôt philosophique : elle « […] consiste à dégager entièrement la musique de la science des proportions numériques. » (Bélis, 1998, p.2). Pour lui, la musique s’apprécie avant tout avec l’âme et non les calculs.

Pour les théoriciens comme Aristoxène, la notation musicale ne fait pas partie de la science musicale. De nombreux ouvrages portant sur la science musicale ne présentent même aucun exemple, aucune notation musicale. De façon générale, l’écriture de la musique n’était qu’accessoire. Elle était réservée aux œuvres jugées exceptionnelles ou pour des raisons pratiques pour les musiciens professionnels. Pourtant, un système de notation musicale structuré et bien établi a perduré à travers tout l’empire hellénique pendant plusieurs siècles.

Si nous sommes aujourd’hui capables de déchiffrer les partions musicales de l’époque, c’est grâce à la « pierre de rosette de la musique », en particulier aux tables de concordances d’Alypius d’Alexandrie. « Dans la Grèce antique, les instruments étaient essentiellement destinés à accompagner les chants, même s’il arrivait que l’on joue d’un instrument en solo pour lui-même. De fait, les Grecs n’appréciaient guère les grandes formations instrumentales qui couvraient la voix. » (www.kerylos.fr). Il existait donc « […] deux notations, l’une réservée à l’écriture des mélodies vocales, l’autre réservée aux partitions purement instrumentales. On ignore à partir de quelle date et par qui ces deux systèmes, jumeaux par leur fonctionnement, ont été mis au point. » (Bélis, 1998, p.3). Il y avait en plus, un système de notation distinct pour indiquer la longueur des notes et des silences (le rythme). Les notes et le rythme étaient indiqués au-dessus des paroles. Les signes musicaux étaient donc très nombreux et difficiles à maîtriser.

Tableau de concordance des tables d’Alypius et de la notation moderne
Source : (Chailley, 1979, p.185)

Reconstitution simple des tables d’Alypius
Source : (Chailley, 1979, p.184)

Partitions

Le corpus de documents purement musicaux est minuscule en comparaison avec le corpus colossal de documents philosophiques ou littéraires légués par la Grèce antique. Seulement une centaine de partitions musicales ont été retrouvées jusqu’à présent. Bien que la plupart des partitions ne soient malheureusement que des fragments, les supports physiques de ces partitions sont assez variés. La plupart des partitions retrouvées sont sur papyrus, mais d’autres sont sur des poteries alors que certaines sont gravées dans la pierre notamment. Or, un grand nombre de ces partitions sont en piètre état et trop fragmentaire pour en « dégager un véritable sens musical ». (Chailley, 1979, p.140)

La plus ancienne partition musicale grecque retrouvée date de 408 avant notre ère. Il s’agit d’un fragment sur papyrus du premier chœur de l’Oreste d’Euripide, précisément des vers 338 à 344 de l’œuvre. L’œuvre musicale a pu être identifiée car les paroles de la mélodie concordaient de façon non équivoque avec la version littéraire de l’œuvre.

Fragment d’un papyrus du premier chœur de l’Oreste d’Euripide (408 av. J-C.)
Source : https://www.wdl.org/fr/item/4309/

La plus ancienne pièce musicale complète est celle de l’épitaphe de Seikilos datant du IIe siècle avant notre ère. Gravée dans la pierre sur une colonne funéraire de Tralles, il s’agit aussi de la partition musicale la mieux conservée. Les paroles de la chanson, le rythme et les notes de la mélodie sont demeurées intactes et complètes.

L’Ensemble Kérylos, sous la direction artistique et scientifique d’Annie Bélis, historienne, musicologue, directrice de recherches au CNRS et spécialiste de la musique de l’Antiquité grecque et romaine, a interprété et enregistré la presque totalité des partitions musicales retrouvées, aussi brèves soient-elles, pour faire revivre et ramener à nos oreilles la musique gréco-romaine de l’Antiquité, dont le chœur de l’Oreste d’Euripide et le chant de l’Épitaphe de Seikilos.

Conclusion

Les archives musicales de la Grèce antique s’apparentent à un mille-feuilles. C’est en rassemblant des bribes d’information provenant d’une multitude de sources, c’est-à-dire les sites archéologiques, les traités philosophiques, les représentations visuelles des musiciens et des instruments, les documents juridiques et administratifs, les traités portant sur la science musicale et finalement les partitions, que nous sommes aujourd’hui en mesure de reproduire cette musique de l’Antiquité. C’est grâce aux archives et aux artéfacts de la Grèce antique si les mélodies de l’époque peuvent parvenir aujourd’hui à nos oreilles, après plus de 2000 ans de silence.

Musiciens lors d’un banquet étrusque
Source : http://actu-histoireantique.over-blog.com/page-4174307.html

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* Ce texte est une version révisée et augmentée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 – Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’hiver 2019 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.

Bibliographie

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BÉLIS, Annie. (1999). Les Musiciens dans l’Antiquité. Hachette Littératures : Paris.

BÉLIS, Annie. (1998). La musique dans la Grèce antique. In: École pratique des hautes études. 4e section, sciences historiques et philologiques. Livret 12.

CHAILLEY, Jacques. (1979). La musique grecque antique. Société d’édition « Les Belles Lettres » : Paris.

LOHMANN, Johannes. (1989). Mousikë et logos. Éditions T. E. R. :

MARTIN, Émile. (1953). Trois documents de musique grecque. Librairie C. Klincksieck : Paris.

Sources consultées

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Une réflexion sur “Les archives musicales de la Grèce antique

  1. Une petite erreur : la Chanson de Seikilos ne date pas du 2ème avant J.C, mais de 150 après J.C. … Cela fait tout de même 3 siècles de différence…

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