Numérique/Patrimoine

L’archive historique au temps du numérique

Par Sarah Hanahem, étudiante à l’EBSI, Université de Montréal

En 1994, le philosophe français Jacques Derrida est invité dans un colloque à Londres, Memory : The Question of Archives. Il prononce une conférence intitulée Le concept d’archive. Une impression Freudienne. La conférence fut publiée par la suite sous le titre Mal d’archive. Dans ce texte déconstruit, Derrida commence avec l’étymologie du mot « archive ». Archive qui vient de arkhé, qui est à la fois le commencement (ce qui est séquentiel) et le commandement (jussique). Derrida compare aussi l’archive à ce que Freud définit comme l’inconscient, le lieu du refoulement. Avec le corpus de Freud (impressions freudiennes), il énonce différents enjeux de l’archive et le «mal d’archive» tout au long du texte en développant un non-concept et en critiquant l’institutionnalisation de l’archive. L’archive est séquentielle et jussique. Elle est surtout institutionnalisante et institutionnalisée. Elle a l’autorité. Donc, si l’archive traditionnelle (imprimée ou manuscrite) commande parce qu’elle ne bouge plus, comment est-ce qu’elle change à l’ère du numérique qui, au contraire est définie par l’instabilité et quels enjeux apparaissent lors de ce passage d’un support à l’autre? La relation de l’archive avec la mémoire et l’oublie change, le support (contenant) change notre interprétation du contenu, comme le soulignait déjà Derrida, des enjeux de frontières non définies (légales, éthiques, territoriales) apparaissent et, l’ère du numérique et la démocratisation de l’information amènent une abondance de sources et d’informations difficiles à classifier à l’intérieur de l’institution classique. Veuillez noter que, si on parle habituellement d’archives au pluriel, le texte suivant parle d’archive au singulier pour continuer avec le concept derridien d’archive. La réflexion s’arrête aussi seulement à l’archive historique (définitive).

L’archive change au temps du numérique premièrement dans sa nature. En effet, comme Derrida l’indique dans son texte, l’archive, dans une pulsion de mort (revenir à un état pré- organique) devient archive qui commande, lorsqu’elle ne bouge plus, elle est stable et peut être reproduite.

L’archive est hymnésique. Et notons en passant un paradoxe décisif sur lequel nous n’aurons pas le temps de revenir, mais qui conditionne sans doute tout ce propos: s’il n’y a pas d’archive sans consignation est quelque lieu extérieur qui assure la possibilité de la mémorisation, de la répétition, de la reproduction ou de la ré-impression, alors rappelons-nous aussi que la répétition même, la logique de la répétition, voire la compulsion de répétition reste, selon Freud, indissociable de la pulsion de mort. (Derrida, 2008: 26)

Donc, l’archive dite traditionnelle (pré-numérique) est consignée dans un lieu, qui est fait un document stable qui commande et permet une répétition ou une certaine reproduction. Même si le numérique n’est pas aussi brumeux que nous pouvons le penser et que toutes nos données et le matériel accessible en ligne sont stockés dans un lieu aussi physique qu’une bibliothèque ou un centre d’archives, le numérique est toujours en constante évolution très rapide. Les différents formats (zip, doc, gif, etc.) peuvent toujours disparaître et évoluer rapidement, nous faisant malheureusement perdre l’information qui étaient enregistrés dans ses formats. « la complexité des interrelations et la multiplicité des états de la matière augmentent avec une rapidité hallucinante. C’est ainsi que l’on peut comprendre le principe de variation et surtout de conversion (des documents, des formats, etc.). Là où les archives manuscrites et imprimées valaient justement par leur stabilité et leur fixation, voilà que la culture numérique implique, au contraire, une instabilité fondamentale. » (Méchoulan, 2011: 165) Cette instabilité qui est en grande partie hors du contrôle des institutions amène un nouveau défi dans la conservation des documents et de consignation (rassemblement) dans un corpus. C’est un nouveau mal d’archive, cette dualité entre la stabilité même de l’archive dans sa définition et l’instabilité qu’amène le numérique. « Mais une mémoire bien plus lacunaire qu’on ne le croit, à la fois par la masse croissante d’informations impossibles à documenter et par la perte rapide des outils qui en permettent l’apparition. Nous n’habitons pas dans un univers aussi hypermnésique qu’on le croit : l’obsolescence rapide des logiciels et des ordinateurs force à des processus de migration ou d’émulation des données dans lesquels l’intégrité des documents n’est pas toujours conservée, sans parler des innombrables données (textes, images, pages web, etc.) qui sont perdues faute de recevoir ce genre d’attention.» (Méchoulan, 2011: 166)

Dans cette stabilité (pulsion de mort), l’archive se caractérise aussi par une absence de mémoire, elle permet l’oubli.

Cette puissance archiviolithique ne laisse rien qui lui soit propre derrière elle. Comme la pulsion de mort est aussi, selon les mots les plus marquants de Freud lui-même, une pulsion d’agression et de destruction (Destruktion), elle ne pousse pas seulement à l’oubli, à l’amnésie, à l’annihilation de la mémoire, comme mnḗmē ou anámnēsis, elle commande aussi l’effacement radical, en vérité l’éradication de ce qui ne se réduit jamais à la mnḗmē ou à l’anámnēsis, à savoir l’archive, la consignation, le dispositif documentaire ou monumental comme hupómnēma, supplément ou représentant mnémotechnique, auxiliaire ou aide-mémoire. Car l’archive, si ce mot ou cette figure se stabilise est quelque signification, ce ne sera jamais la mémoire ou l’anamnèse en leur expérience spontanée, vivante et intérieure. Bien au contraire: l’archive a lieu au lieu de défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire. (Derrida, 2008: 26)

On archive pour se rappeler (aide-mémoire), mais surtout, pour se donner la permission d’oublier. L’archive sert à suppléer à notre mémoire, on prend des notes pour pouvoir y revenir et pour ne plus avoir à y penser. C’est faire passer l’information du conscient à l’inconscient. Pour Paul Ricoeur, c’est la présence de l’absent (Ricoeur, 2000: 23). Ricoeur voit l’oubli comme réversible, récupérable, au moins en partie. La mémoire peut être lacunaire à certains endroits et cette vulnérabilité de la mémoire mène à des abus de cette dernière, à d’autres égards. (Ricoeur, 2000) Il faut donc trouver une juste mémoire à l’ère du numérique.

Dans Mal d’archive, Derrida touche le sujet du contenant qui influencerait le contenu. « La structure technique de l’archive archivante détermine ainsi la structure du contenu archivable dans son surgissement même et dans son rapport à l’avenir. L’archivation produit autant qu’elle enregistre l’événement.» (Derrida, 2008: 34) Dans le cas de Freud, dans les temps modernes, en s’imaginant un monde dans lequel les lettres de Freud seraient remplacées par des courriels. En s’imaginant que des courriels auraient été utilisés, au lieu des lettres, qui jouent un rôle majeur dans l’archive psychanalytique lors de la naissance de la psychanalyse. Nous aurions alors accès à la part de secrets ou indéchiffrable et peut-être même à une part détruite à jamais. (Derrida, 2008: 34) Le courriel avait déjà commencé à transformer l’archive lors de la conférence de Derrida en 1994 ; aujourd’hui, les nombreuses autres formes de communication, d’enregistrement et de publication s’ajoutent à la technologie du courriel. Par exemple, on archive les manuscrits raturés et les dizaines ou même les centaines de versions d’un texte qui précède sa publication. On étudie, par la suite, les nombreuses versions pour expliquer la version finale ou reconstruire la pensée de l’auteur. Avec le digital, l’ordinateur, un texte peut aussi avoir une centaine de brouillons, de changements avant sa publication, mais on ne verra probablement jamais une seule de ces versions, pouvant changer complètement l’interprétation de la pensée de l’auteur ou de la vision globale du texte dans sa finalité. «C’est pourquoi les bouleversements technologiques ont des effets sur notre compréhension du monde. Les historiens de l’imprimé ont bien montré que les usages du livre, de sa matérialité́, jusqu’aux modes de lecture et à la constitution d’un public, ont amené́ au jour une véritable culture de l’imprimé.» (Méchoulan, 2011: 166)

Il y a aussi une nouvelle dimension éthique à l’archive à l’ère du numérique. Comme le mentionne Elena S. Danielson dans son ouvrage The Ethical Archivist, «There is substantial overlap between ethical issues and legal questions. […] With technical issues such as copyright, the changes can be difficult to implement until they have been clarified in court.» (Danielson, 2010: 23) Les changements dans la sphère du numérique sont rapides et la législation ne peut pas nécessaire suivre la rapidité des progrès technologiques. L’archiviste, ne peut pas toujours se fier à la loi doit donc faire preuve d’une grande faculté éthique.

Comme exploré plus tôt, l’enjeu de consignation de l’archive amenait déjà des questions et des choix importants avant le numérique.

Cette déconstruction en cours concerne, comme toujours l’institution de limites déclarées infranchissables, qu’il s’agisse du droit des familles ou de l’État des rapports entre le secret et le non- secret, ou, ce qui est autre chose entre le privé et le public, qu’il s’agisse des droits de propriété ou d’accès, de publication ou de reproduction, qu’il s’agisse de classification et de mise en ordre: qu’est- ce qui relève de la théorie ou de la correspondance privée, par exemple? Qu’est-ce qui relève du système? De la biographie ou de l’autobiographie? De l’anamnèse personnelle ou intellectuelle? Dans les œuvres dites théoriques, qu’est-ce qui est digne de ce nom et qu’est-ce qui ne l’est pas? (Derrida, 2008:16)

Ces questions sont maintenant encore plus importantes, car le numérique est une ère de surinformation. Les ressources documentaires se massifient et les sources sont de plus en plus nombreuses. La démocratisation de l’information amène une multiplication des sources (fiables et non fiables) et donc, encore plus d’informations à traiter et à classer.

La surinformation et la massification des ressources documentaires deviennent aussi, paradoxalement, un problème pour la gestion des documents pertinents. Une des solutions consiste non seulement à marquer les pages des sites visités, mais aussi à archiver par mots-clés ces signets pour les classer et les retrouver facilement, comme le proposait par exemple Magnolia. Cependant, malgré la sauvegarde sous la forme de cloud computing (donc sur des serveurs externes mis en réseau), cette entreprise a connu un problème informatique majeur et a perdu la majeure partie des signets de ses clients: ici, la solution (involontaire) pour contrôler la surinformation est tout simplement l’effacement et l’amnésie… (Méchoulan, 2011: 166)

En effet, on tombe dans un oubli négatif, car la mémoire est angoissante par sa complexité et sa quantité, le classement devient extrêmement difficile et donc, l’oubli est un effacement des traces pour ne plus avoir à faire avec. (Ricoeur, 2001: 543)

En voulant sortir l’archive du logos et de la linéarité il y plusieurs années, Derrida semblait déjà avoir imaginé cette nouvelle ère du numérique aux possibilités multiples avec des œuvres sans limite et une linéarité éclatée. Inversement, il avait déjà posé des questions et des enjeux importants sur toutes les étapes de la gestion des archives définitives. Ces enjeux se compliquent à l’ère du numérique. « Il ne fait pas de doute que les rapports scientifiques et les solutions techniques se sont multipliés depuis vingt ans. Cependant, il apparaît essentiel de remettre la question de l’archivage numérique dans le contexte plus large des processus sociaux de mémoire, des enjeux politiques et économiques de la gestion et du geste du passé» (Méchoulan, 2011: 166) Effectivement, l’archive qui commandait dans sa stabilité change dans le numérique qui se caractérise par son instabilité. Puis, la notion de mémoire et d’oubli vient aussi se modifier avec la massification des documents et des aide-mémoires. Comme apporté par Derrida, il est clair que le contenant (médium de l’archive) influence l’interprétation que nous en faisons, et même son contenu. Il y a aussi de nouveaux enjeux éthiques et des frontières non définies dans la sphère numérique. L’archive (et l’information) n’a jamais été aussi accessible et cela vient avec de nombreuses questions dont une remise en question du rôle et des tâches de l’archiviste historique.

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* Ce texte est une version révisée et augmentée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 – Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’automne 2020 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.

Bibliographie

DANIELSON, Elena S. The Ethical Archivist, Chicago, Society of American Archivists, 2010. DERRIDA, Jacques. Mal d’archive, Paris, Éditions Galilée, 2008 [1995].

KERCKHOVE, Derrick, Connected Intelligence: The Arrival of the Web Society, Toronto, Sommerville House, 1997.

MÉCHOULAN, Éric. «Archiver — geste du temps, esprit d’escalier et conversion numérique.» Intermédialités, numéro 18, Automne 2001, p.151–169.

RICOEUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000. RICOEUR, Paul. Histoire et Vérité, Paris, Éditions du Seuil, 2001.

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