Par Laurence Roberts, étudiante à l’EBSI (Université de Montréal)
Introduction
Étant finissante en anthropologie, j’ai longtemps cru vouloir devenir bioarchéologue. Le travail de terrain et les expériences de laboratoire m’ont charmée, jusqu’à ce que je découvre le lourd passé colonial de la discipline, et que je réalise que l’archéologie semble être une discipline qui tombe dans une zone grise d’éthique. Je me suis tournée vers l’archivistique, mais un problème reste : l’influence que le colonialisme a eu, et continue d’avoir sur la discipline, me dérange fortement. Cet article portera donc sur la décolonisation, et comment cette dernière affecte l’archivistique. Pour ce faire, je vais définir ce qu’est la décolonisation, et plus de parler des différentes problématiques que cette dernière rencontre dans le cadre de la pratique archivistique.
Je crois qu’il est important de mentionner que j’utilise le terme « indien » pour parler des pensionnats et de son utilisation pour assimiler les peuples autochtones, pour rester fidèle à la terminologie utilisée par la commission de témoignage et de réconciliation du Canada.
La décolonisation et l’archivistique
Une définition de la décolonisation
Selon Joseph (2017), la décolonisation est le processus dans lequel les peuples autochtones transforment la manière dont ils se perçoivent, au même titre que la manière dont les non-autochtones les perçoivent en se réappropriant l’héritage qui leur a été extorqué lors des différentes tentatives de génocide et d’assimilation du gouvernement fédéral canadien. Le but du processus de décolonisation est de faire en sorte que les différentes personnes et institutions non autochtones permettent aux peuples autochtones de reprendre ce qui leur a été pris, telles que leur culture, leurs traditions et leur histoire.
Commission de témoignage et de réconciliation du Canada
En juin 2015, la commission de témoignage et de réconciliation du Canada a émis 94 appels à l’action demandant au gouvernement du Canada de reconnaitre les atrocités perpétrées dans les pensionnats indiens avec comme but ultime de faire avancer le processus de réconciliation (Commission de vérité et al., 2015).
Sur les 94 appels à l’action, 4 d’entre eux s’adressent directement aux musées et archives : sur ces 4, 2 concernent directement les archives, soit les actions 69 et 70. En bref, l’action 69 s’adresse à Bibliothèque et Archives Canada, et demande un accès complet (pour eux et pour le grand public) aux documents concernant les violations des droits de la personne commises à l’endroit des peuples autochtones, ainsi que la création de matériel pédagogique menant à sensibiliser le public aux réalités des pensionnats. L’action 70, quant à elle, demande au gouvernement de fournir des fonds à l’Association des Archivistes Canadiens dans le but d’entreprendre une étude des politiques et pratiques exemplaires en archivistiques dans le but d’étudier le cas des pensionnats indiens à des fins de réconciliation (Ibid, 10).
Même si la commission de témoignage et de réconciliation du Canada n’existe pas dans une optique de décolonisation, mais bien de réconciliation, leurs demandes aident tout de même à la décolonisation. En effet, les 94 appels à l’action sont une manière de demander que l’agentivité des peuples autochtones soit reconnue sur leur territoire. Bien que dans son article Supernant (2018) traite majoritairement des conséquences archéologiques de la commission de témoignage et de réconciliation du Canada, elle marque plusieurs points valides : ne pas inclure les communautés visées par les artéfacts, ou dans ce cas-ci, des archives dans le traitement desdites archives ne fait que perpétuer l’hégémonie coloniale.
La problématique présente
Selon moi, et plusieurs auteurs, une des plus grandes problématiques de la décolonisation, que ce soit en archivistique, en anthropologie, ou dans toute autre sphère de recherche, est que les institutions de mémoires qui souhaitent sauver les cultures existent à cause du colonialisme : la disparition de cultures n’était pas un problème avant que les colons décident de se débarrasser des cultures. Ainsi, alors que les champs d’études perçus comme étant objectifs et souhaitant seulement se baser sur les faits sont le résultat de l’hégémonie coloniale et de l’impérialisme occidental, perpétuant donc les croyances ethnocentriques biaisées persuadant ainsi le public que les peuples colonisateurs sont supérieurs aux peuples colonisés. Par exemple, l’histoire des différents peuples colonisés et minorisés a souvent été omise dans les archives, car leur histoire et existence était perçue comme insignifiantes (Genovese, 2016, p. 33‑35; Ghaddar & Caswell, 2019, p. 77‑78; Sentance, 2017).
Comme l’a si bien formulé Smith (1999, comme cité dans Genovese, 2016, p. 34), les peuples occidentaux sont coupables de « collectionner les cultures » : en d’autres mots, au lieu de laisser aux peuples créateurs l’agentivité de la conservation de leur culture, le complexe de l’homme blanc sauveur prend le dessus, fétichisant ainsi la culture, en plus de perpétuer le récit colonial hégémonique. En effet, en ne permettant pas aux peuples qui ont créé les artéfacts et documents que l’on cherche à protéger d’avoir un certain niveau d’agentivité sur le processus, une grande partie du contexte de l’objet est perdu, rendant ainsi tout effort de revitalisation culturel nul : en ne prenant pas en compte l’importance des différentes méthodes de transmission du savoir, tel que par la tradition orale, on perd une partie cruciale de l’histoire des peuples (Sentance, 2017).
Il faut tout de même rester réaliste : il est impossible de complètement décoloniser les méthodes archivistiques en raison de leurs racines coloniales. Tout comme pour décoloniser l’archéologie, cela impliquerait de complètement renier le passé colonial de ces institutions, ce qui ne peut qu’être fait partiellement. Reconnaissant ces obstacles, Fraser et Todd (2016) présentent l’idée d’une approche archivistique dite « historically-informed critical decolonial sensibility ». En d’autres mots, elles proposent de briser les zones de confort des gens dans le but que ces derniers comprennent comment ils profitent des différents systèmes qui tendent à opprimer toute personne qui ne correspond pas à la définition de colon.
Je crois que Tuck et Yang (2012, p. 19‑20) abordent un aspect très intéressant de la décolonisation de l’esprit. Selon le duo, la décolonisation de l’esprit est une manière de perpétuer l’hégémonie coloniale tout en se déresponsabilisant sous prétexte que notre manière de penser ne supporte pas les systèmes en place la seule vraie manière de décoloniser serait de redonner aux peuples autochtones leurs terres, puisqu’une grande majorité des terres dites Canadiennes sont en fait des territoires autochtones non cédés (donc volés). En bref, la décolonisation de l’esprit est une forme d’éducation dans laquelle les gens prennent conscience du problème, mais ne font rien de concret pour le régler : cet état d’esprit semble être davantage présent depuis la commission de témoignage et de réconciliation du Canada, rendant ainsi la décolonisation de la discipline archivistique un peu plus complexe. En effet, la décolonisation n’est pas un état binaire, et elle demande plusieurs étapes, mais il faut également savoir faire la différence entre les démarches passives qui tendent à déculpabiliser les personnes qui profitent du système oppressif, et les démarches actives qui tentent de modifier ce dernier. Ainsi, bien que l’approche de Fraser et Todd semble être la plus réaliste, il ne faut pas laisser cette dernière devenir une solution insignifiante.
L’indigénisation : une alternative?
L’indigénisation est le processus par lequel les non-autochtones reconnaissent et incorporent les croyances et perceptions du monde des autochtones dans les différents systèmes d’éducation, tout en les présentant comme étant égales aux croyances occidentales (Joseph, 2017).
La décolonisation de la pratique archivistique n’est que partiellement possible. Cela ne veut pas pour autant dire qu’aucun effort ne doit être fait pour inclure les peuples autochtones dans la conservation de leur héritage. C’est ici que l’indigénisation de la pratique archivistique peut prendre place : plusieurs projets existent déjà dans l’optique de créer des modèles de gestion de l’information autochtones. La collaborative Indigitization en Colombie-Britannique travaille en collaboration avec plusieurs institutions telles que l’école de bibliothéconomie de l’Université de Colombie-Britannique et le Musée d’Anthropologie de l’Université de Colombie-Britannique dans le but d’identifier et remédier aux différents problèmes présents dans les différents aspects de la conservation des savoirs autochtones par le biais de la tradition orale. En permettant aux différentes communautés autochtones de créer leurs propres archives digitales des traditions orales, l’initiative permet aux communautés d’honorer leur passé tout en contribuant à l’indigénisation de la pratique archivistique. Comme l’explique Mr Lawson, l’information provient maintenant directement de la source : il n’y a plus d’intermédiaire tel que des anthropologues ou linguistes pour interpréter et donc modifier l’information. (Indigitization | Toolkit for the Digitization of First Nations Knowledge, s. d.; Thorkelson, 2019).
Il est important que les différentes institutions à vocation éducationnelles continuent à créer des espaces pour les différentes communautés autochtones, ainsi que pour inciter les étudiants provenant de communautés autochtones à continuer leur éducation universitaire. Bien que plusieurs bourses et autres programmes incitatifs existent, les étudiants autochtones restent gravement sous-représentés, notamment dans les sphères liées aux sciences de l’information cette sous-représentation crée ainsi une surreprésentation des pratiques et idéologies occidentales dans un milieu ou ces dernières ne devraient pas nécessairement être aussi présentes (Genovese, 2016, p. 40).
Conclusion
Dans un monde parfait, le concept de décolonisation n’existerait pas parce que le concept de colonisation n’existerait également pas. Or, ce monde parfait n’existe pas, et ces deux concepts existent. Bien que la décolonisation de la pratique archivistique ne restera que partielle, il faut tout de même trouver des moyens d’indigéniser la pratique, et que les archivistes historiques (ou ceux qui travaillent dans les milieux autochtones) reconnaissent leurs privilèges. L’approche « historically-informed critical decolonial sensibility » de Fraser et Todd (2016) semble, pour le moment, être la méthode la plus sensée. Il faut néanmoins continuer d’essayer de trouver des manières de décoloniser les différentes sciences de l’information.
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* Ce texte est une version révisée et augmentée d’un travail pratique réalisé dans le cadre du cours ARV1050 – Introduction à l’archivistique – donné au trimestre d’hiver 2020 par Isabelle Dion à l’EBSI, Université de Montréal.
Bibliographie
Commission de vérité et, réconciliation du Canada, & Truth and Reconciliation Commission of Canada. (2015). Commission de vérité et réconciliation du Canada : Appels à l’action.
Fraser, C., & Todd, Z. (2016, février 14). Decolonial Sensibilities : Indigenous Research and Engaging with Archives in Contemporary Colonial Canada. L’Internationale Online. https://internationaleonline.org/research/decolonising_practices/54_decolonial_sensibilities_indigenous_research_and_engaging_with_archives_in_contemporary_colonial_canada
Genovese, T. R. (2016). Decolonizing Archival Methodology : Combating hegemony and moving towards a collaborative archival environment. AlterNative: An International Journal of Indigenous Peoples, 12(1), 32‑42. https://doi.org/10.20507/AlterNative.2016.12.1.3
Ghaddar, J. J., & Caswell, M. (2019). “To go beyond” : Towards a decolonial archival praxis. Archival Science, 19(2), 71‑85. https://doi.org/10.1007/s10502-019-09311-1
Indigitization | Toolkit for the Digitization of First Nations Knowledge. (s. d.). Consulté 20 avril 2020, à l’adresse http://www.indigitization.ca/
Joseph, B. (2017, mars 29). A Brief Definition of Decolonization and Indigenization. https://www.ictinc.ca/blog/a-brief-definition-of-decolonization-and-indigenization
Sentance, N. (2017, juin 12). The Paternalistic Nature of Collecting. Archival Decolonist [-o-]. https://archivaldecolonist.com/2017/06/12/the-paternalistic-nature-of-collecting/
Supernant, K. (2018). Reconciling the Past for the Future : The Next 50 Years of Canadian Archaeology in the Post-TRC Era. Canadian Journal of Archaeology/Journal canadien d’archéologie, 42(1), 144‑153.
Thorkelson, E. (2019). Archives are adapting to an era of digitization and decolonization. University Affairs. https://www.universityaffairs.ca/features/feature-article/archives-are-adapting-to-an-era-of-digitization-and-decolonization/
Tuck, E., & Yang, K. W. (2012). Decolonization is not a metaphor. Decolonization: Indigeneity, Education & Society, 1(1), Article 1. https://jps.library.utoronto.ca/index.php/des/article/view/18630