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Regards sur les archives d’écrivains francophones au Canada : Entretien avec Sophie Marcotte

Par Jonathan David, analyste, secteur de la gestion de l’information, CSMB / responsable du blogue Convergence

Les archives littéraires font parties intégrantes de notre patrimoine culturel. En tant que matière brute, dépourvue de toute médiation extérieure et provenant directement du contexte de création qui est spécifique à chaque œuvre, elles permettent de jeter un nouveau regard sur la littérature à laquelle elles se rattachent.

L’archive littéraire est consultée en tant que porteuse de vérités « cachées », en tant que complément aux versions publiées, jugées trop « officielles », trop « lisses », sans ratures. En ayant accès « aux coulisses » de la production, on y recherche les hésitations, les modifications, les censures, et tous autres éléments porteurs de nouvelles interprétations qui ont su nous échapper jusqu’ici. On souhaite également tout connaitre de son auteur fétiche, pour mieux le comprendre, pour mieux se comprendre, pour aller au bout de ses passions littéraires.

À ce sujet, un livre fort intéressant est paru en 2019 : Regards sur les archives d’écrivains francophones au Canada. Pour en savoir davantage sur le sujet, je m’entretiens avec la directrice de l’ouvrage, Mme Sophie Marcotte.

J.D. – Votre ouvrage réunit une collection d’essais sur les archives d’écrivains francophones au Canada. Pour le bénéfice de nos lecteurs, définissons d’abord la portée du terrain. Est-ce que beaucoup de ces écrivains versent leurs archives personnelles? Dans quel(s) type(s) d’institutions peut-on trouver ce type d’archive spécifiquement?

S.M – Cela peut paraître étonnant, à une époque comme la nôtre où la plupart des écrivains se servent d’un logiciel de traitement de texte pour écrire, mais on trouve, dans des institutions comme BAC et BaNQ, mais aussi dans des bibliothèques et centres de documentations universitaires et des collections privées, un nombre considérable de fonds d’archives d’écrivains. L’objectif de l’ouvrage que j’ai dirigé était d’offrir un état présent des recherches et des études sur les fonds d’archives consacrés à des auteurs canadiens francophones. Il y est donc question d’auteurs québécois du XXe siècle dont l’œuvre appartient désormais aux classiques de notre littérature (Gabrielle Roy, Anne Hébert, Germaine Guèvremont, Réjean Ducharme, Michel Tremblay, Hubert Aquin), mais aussi d’un romancier du XIXe siècle (Aubert de Gaspé), d’un poète (Gatien Lapointe) et d’auteurs francophones hors Québec (Daniel Poliquin, J. R. Léveillé, Michel Ouellette).

J.D. – Que retrouve-t-on généralement dans un fonds d’écrivain?

S.M – Le contenu varie énormément d’un fonds à l’autre. On peut y trouver des manuscrits, des dactylogrammes, des tapuscrits, des jeux d’épreuves annotés, des carnets, des journaux personnels, des lettres et cartes postales, des photos, mais aussi d’autres documents témoignant de la réception de l’œuvre comme des articles de journaux et de revue. Dans le cas de dramaturges, on trouve parfois les programmes distribués lors des représentations, des documents liés à la mise en scène de leurs pièces et des photos prises lors de certaines représentations. Il arrive enfin qu’on découvre des déclarations de revenus, des syllabus de cours dans le cas d’écrivains qui enseignent la littérature au Cégep ou à l’université … Je ne donne ici que des exemples parmi les plus courants. Dans certains cas plus rares, il arrive même qu’on y trouve des listes d’épicerie …

J.D. – Quant au processus d’acquisition de ce type d’archive. Si on analyse froidement les critères en termes de budget d’acquisition/de traitement, mais aussi de notoriété de l’auteur… Considérez-vous qu’on est généralement sévère ou plutôt permissif en termes d’acquisition? Est-ce que les institutions font systématiquement une veille et font des appels, ou est-ce qu’il s’agit d’un processus «aléatoire», selon l’offre?

S.M – Je ne connais pas assez bien les processus d’acquisition pour pouvoir répondre de manière éclairée à cette question. Je dirai seulement qu’il est étrange de trouver, par exemple, les archives de Michel Tremblay à Bibliothèque et Archives Canada : on peut deviner que la décision de Tremblay de confier ses archives à Ottawa était notamment liée à des questions financières. Mais je me trompe peut-être … il faudrait lui poser directement la question ! Je doute par ailleurs que les institutions aient les moyens d’acquérir des fonds d’écrivains plus obscurs. Ceux-ci se trouvent sans doute davantage dans des collections privées et leur existence demeure moins médiatisée ; ils sont, dès lors, moins étudiés par les chercheurs.

J.D. – Concernant la réception de ces archives en termes d’«utilisabilité», de «richesse» et de «lacune» du fonds… J’imagine que «l’état» des archives reçues varie grandement d’un auteur à l’autre…. Comment évalue-t-on la «richesse» d’un fonds ? Est-ce qu’on retrouve une bonne variété d’archives d’auteurs francophones au Canada?

S.M – Le chercheur en littérature s’intéressera notamment aux traces du processus de création qui a mené à l’œuvre publiée. Un fonds d’écrivain qui ne contiendrait aucun manuscrit ou tapuscrit, et aucune note sur les œuvres publiées (notes préliminaires, plans, etc.) ne mènerait pas, dès lors, à des études très fournies. Les écrits de nature plus intime comme la correspondance et les journaux intimes peuvent par ailleurs contenir des renseignements pertinents sur le processus de création, tout en livrant des détails biographiques importants et en permettant de mettre au jour les réseaux littéraires ou plus intimes dans lesquels l’écrivain s’est inscrit au cours de sa carrière.

J.D. – Qui travaille avec ce type d’archive? Je suppose que les goûts littéraires du chercheur influencent sur sa motivation à travailler sur un auteur plutôt qu’un autre? Dans quel(s) contexte(s) consulte-t-on ces fonds? Études littéraires, histoire, sociologie, ou simplement des admirateurs? Que peut-on tirer de ce type d’archive?

S.M – Ce sont surtout les chercheurs universitaires qui s’intéressent aux archives d’écrivains.  Ils choisissent souvent d’étudier les archives d’un auteur dont ils connaissent l’œuvre et la vie de manière approfondie, ce qui leur permet de poser un regard plus éclairé sur les documents d’archives et sans doute d’en tirer davantage profit pour une éventuelle analyse. Cela dit, les historiens sont également nombreux, comme le laisse entendre votre question, à consulter les fonds d’archives d’écrivains. Il est cependant plus rare que de simples admirateurs s’y plongent, sans doute parce qu’ils n’en connaissent pas toujours l’existence et parce que dans plusieurs cas, il est nécessaire d’obtenir une autorisation préalable de l’auteur, s’il est vivant, ou de ses ayant-droits.

J.D. – Quant à la (re)lecture génétique – la génétique textuelle, soit l’étude comparative des différentes versions préliminaires d’un écrit -, que peut nous révéler une étude approfondie des hésitations et des ratures?

S.M – L’examen des différents états d’un texte permet évidemment d’apprécier le travail effectué par l’écrivain au plan stylistique. Il révèle parfois des éléments plus étonnants et plus significatifs : par exemple, un écrivain qui s’autocensure, au fil des versions, afin d’éviter d’évoquer certains sujets ou prises de position sur des enjeux importants (allégeances politiques, engagement féministe, par ex.).

J.D. – Il semble y avoir un grand attrait pour l’étude du non officiel, de l’arrière-scène… Est-ce qu’il y a un risque à tout vouloir réinterpréter de nouveau? Sommes-nous à l’abri des relectures idéologiques? Ou du piège de la surinterprétation?

S.M – Je poserais la question autrement, afin de lui accorder une connotation un peu plus positive. Car souvent, l’œuvre des écrivains dont les fonds d’archives sont étudiés par les chercheurs a déjà été largement commentée par la critique – et l’incursion dans les fonds d’archives permet de poser un regard neuf sur l’œuvre en question, tout en faisant parfois découvrir des textes inédits et inachevés qui n’ont jamais été publiés du vivant de l’auteur. L’étude des archives n’entraine pas davantage dans les lectures idéologiques ou la surinterprétation que les corpus canoniques, à mon avis.

J.D. – De nos jours, j’imagine que la plupart des écrivains sont passés au logiciel de traitement de texte? Est-ce qu’il reste encore quelques traces de leur processus d’écriture? Utilisent-ils les options de révision et d’annotation ou utilisent-ils simplement le bouton « effacer » de leur clavier ?

S.M – Il est difficile, pour le moment, de connaitre les pratiques actuelles en termes de conservation des différents états. Chose certaine, la composition des fonds d’archives est appelée à se moduler : on trouvera sans doute très peu de traces manuscrites, mais surtout des versions imprimées des états préliminaires à partir d’un logiciel de traitement de texte, des courriels au lieu de lettres traditionnelles, peut-être même des clés USB ou autre dispositif de stockage d’informations (ce qui pourra éventuellement poser problème puisque ces dispositifs finissent par être désuets et ne plus pouvoir être pris en charge par les ordinateurs au fur et à mesure que la technologie évolue).

J.D. – Une toute nouvelle plateforme, archiveseditoriales.net,  a vu le jour récemment. Sur ce sujet, j’ai d’ailleurs fait un entretien sur Convergence dernièrement… Avec le numérique la diffusion des archives s’est démocratisée dans les dernières années. Que pensez-vous de ces nouveaux modes de recherche, de description, de visualisation des archives? Est-ce que la recherche dans ce domaine est en profonde mutation? A quoi ressembleront les archives d’écrivains, disons dans une décennie?

S.M – De nombreux projets d’édition électronique d’archives d’écrivains se sont développés au cours des dix ou quinze dernières années, notamment un projet nommé HyperRoy, consacré à la romancière Gabrielle Roy. De tels projets impliquent, d’une part, une réorganisation des archives, afin de les présenter de la manière la plus conviviale possible et d’en rendre la consultation efficace, et une collaboration avec des informaticiens, d’autre part, pour la programmation de modules de visualisation permettant la consultation des différents états de texte à l’écran. Ces éditions électroniques facilitent grandement l’analyse génétique des textes, car elles présentent un relevé des variantes. Il me semble aussi qu’elles rejoignent davantage le lectorat non-universitaire, car elle lui permet d’accéder à des textes qu’il ne consulterait pas autrement, et qu’elles ont un potentiel pédagogique intéressant pour les élèves de niveau secondaire et collégial qu’on initie à la littérature.

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À propos de l’auteure : Sophie Marcotte est professeure titulaire au Département d’études françaises de l’Université Concordia

Pour en savoir plus :

Regards sur les archives d’écrivains francophones au Canada Sophie Marcotte, dir., Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Archives des lettres canadiennes », 2019

La collection d’archives littéraires de Bibliothèque et Archives Canada (BAC)

À propos des archives littéraires sur Convergence :

Le rapport des archives littéraires au numérique

Une nouvelle plateforme sur les Archives éditoriales. Entretien avec Anthony Glinoer

« The Art of Maurice Sendak » ou les archives d’un auteur de littérature jeunesse

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